Les relations toxiques

L’origine de cet article ce sont mes patientes et patients qui viennent en consultations en se demandant s’ils et elles ont vécu une relation toxique ou si leur relation actuelle est toxique. La majorité du temps, « est-ce que j’ai vécu une relation toxique » signifie en fait « est-ce que j’étais sous emprise ? »

Ceci est un premier article sur le sujet des relations d’emprise amoureuse – il y en aura très certainement d’autres qui suivront – et mes réflexions seront probablement amenées à évoluer au fil de ma recherche (et de vos points de vue, n’hésitez pas à me partager vos expériences, analyses, avis… afin que nous puissions ensemble enrichir notre compréhension de ce vaste sujet !)

 

Relations toxiques, relations d’emprise amoureuse

De quoi parle-t-on ?

Pour ma part, je définis les relations d’emprise amoureuse comme des relations se caractérisant par deux éléments :

  • Au moins un.e des partenaires considère « aimer romantiquement » l’autre

  • Les émotions et actions d’au moins l’un.e des partenaires sont entièrement déterminées par les attitudes et comportements difficiles à anticiper de l’autre, au point de produire un sentiment d’incertitude constant débouchant sur une grande instabilité : la planification d’activités est difficile, les émotions négatives (tristesse, angoisse, confusion, apathie) sont ressenties de plus en plus fortement, jusqu’à produire des troubles affectant la vie quotidienne (insomnies/hypersomnie, angoisse généralisée, dépression, troubles du comportement alimentaire etc., addictions etc.)

 

Deux clarifications

Quand je donne cette définition lors de discussions informelles avec des ami.es ou connaissances, il est arrivé plusieurs fois que l’on me réponde : 

 

« Mais quand on est amoureux ou amoureuse on pense toujours à la personne pourtant toutes les relations amoureuses ne sont pas des relations d’emprise »

Absolument ! et heureusement… Mais il y a au moins trois différences :

  • Les comportements et attitudes de l’autre ne sont pas imprévisibles. Au début, il peut y avoir une incertitude car on ne connaît pas forcément encore très bien son ou sa partenaire (et que l’on a peut-être vécu par le passé des relations d’emprise amoureuse dont on se souvient encore) mais rapidement cette incertitude s’amenuise.
  • Ses émotions et actions sont peut-être déterminés par les attitudes et comportements de l’autre mais pour des raisons différentes : on est enthousiastes à l’idée de voir l’autre, on est heureux ou heureuse en sa présence, on est déçu.e et triste dans les cas où il n’est pas possible de se voir ; tandis que dans les relations d’emprise amoureuse on a plutôt tendance à être angoissé.e/triste/désespérée/déprimé.e si on ne peut pas voir l’autre, en sa présence toutefois on n’est pas spécialement apaisé.e – au contraire on peut même être en hypervigilance, dissocié.e etc. (On retrouve une dynamique assez proche à celles à l’œuvre dans les addictions, j’y reviendrai dans un prochain article car je compte bien creuser la question)
  • Cet état est passager. Progressivement, il disparaît pour donner place à de nouvelles émotions : sécurité, tendresse, enthousiasme, apaisement…

 

« Mais qu’est-ce que tu fais des passions ? »

Je pense très honnêtement que ce qui a longtemps été appelé « passion » correspond en fait à ce que moi j’appelle « relation d’emprise amoureuse ». Exactement de la même manière que ce qui a longtemps été appelé « crimes passionnels » est désormais requalifié de « féminicide ».

Les termes que l’on utilise ont une grande importance car ils influencent les manières d’agir individuelles.

Dire de quelqu’un.e qui se sent incessamment mal, qui est accroché.e à son téléphone parce que l’autre ne répond pas ou au contraire parce qu’il ou elle doit absolument répondre en cas d’appel, qui annule de façon répétée des activités/rendez-vous du fait de changements de programme de son ou sa partenaire ou du fait de crises émotionnelles qu’elle ou il « vit une passion » ne produit pas les mêmes effets que de dire de cette personne qu’elle vit « une relation d’emprise amoureuse ».
Dans le premier cas, « vivre une passion » signifie implicitement qu’il s’agit là du prix à payer : vivre une passion est exceptionnel voire même désirable mais a un coût.
Dans le second cas, « vivre une relation d’emprise amoureuse » signifie qu’il n’y a rien qui légitime les émotions négatives et le mal-être vécus.

Cela ne veut pas dire que l’on doit répéter à la personne concernée « sors de cette relation sinon c’est que t’es débile ». D’une part, c’est extrêmement violent pour la personne qui ne dispose peut-être pas de l’ensemble des ressources nécessaires pour s’en extirper. D’autre part, ça n’a strictement aucun effet. En revanche, il ne faut pas légitimer la relation. « Je pense que la relation n’est pas positive pour toi », « je pense qu’elle te fait souffrir et rien ne justifie de telles souffrances » mais c’est tout ! Ensuite, il faut parler d’autre chose pour ne pas rentrer dans la mécanique mais pour montrer que l’on est toujours là (c’est une ressource utile quand la personne est prête à sortir de la relation d’emprise).

 

signes d'une relation toxique

 

Les formes que prennent les relations d’emprise amoureuse (ou relations toxique)

Un continum

On a tendance à bien connaître les formes de relations d’emprise amoureuse dans lesquelles les violences sont explicites et « extrêmes ». Ce sont les cas de violences conjugales avec dénigrement explicite et/ou insultes et/ou violences physiques et/ou sexuelles. On les connaît bien (ou mieux, disons) parce qu’elles commencent à faire l’objet de récits dans des romans, des romans graphiques ou de mises en scène dans des films ou séries TV. Vous aurez compris que je trouve ça super (je passe ma vie à lire et regarder des films sur le sujet).

Toutefois, cette visibilité de ces formes de relations d’emprise amoureuse dans lesquelles la violence est explicite a pour effet d’invisibiliser celles dans lesquelles la violence est plus pernicieuse. C’est un peu la même logique que ce qui se passe avec le viol : les représentations du viol comme des rapports sexuels forcés dans une ruelle sombre par un inconnu agressif physiquement (voire armé) tendent à banaliser les expériences de sexualité contraintes dans la sphère conjugale ou dans le cadre de relations plus ou moins suivies dépourvues de violence physique. Face aux scénarios des relations d’emprise amoureuse, on se dit « c’est horrible, je comprends complètement ce que ressent la personne sous emprise, mais bon, moi c’était pas aussi extrême, je me sentais super mal mais mon ou ma partenaire n’était pas si violent.e, c’est moi qui suis bizarre/fragile/vulnérable. J’exagère. »

 

Le plus petit dénominateur commun des relations toxiques type emprise

Les formes que prennent les relations d’emprise sont extrêmement variées (à l’issue de ma recherche j’essaierai d’établir une typologie). Mais aujourd’hui ce que je peux dire c’est que des points communs ressortent de l’ensemble des situations qui m’ont été décrites.

Ces relations se caractérisent par une alternance entre :

  • des moments de démonstration d’affection (parfois presque jusqu’à la recherche de fusion) qui peut passer par du love bombing, de nombreuses petites attentions, des formes de sexualité brutales et « totales » (« je dois posséder ton corps, faire tout ce que je veux avec pour que nous soyons qu’un, aucune limite n’est possible »), le fait de dire à l’autre qu’il ou elle est unique pour soi (« tu es spécial.e », « je n’ai jamais dit ça à personne d’autre », « avec toi c’est pas pareil », « je n’ai jamais aimé/désiré quelqu’un.e comme je t’aime/te désire toi ») etc.
  • des moments de rejets : reproches, silence treatment, euphémisation de l’attachement (« peut-être que demain je tomberai amoureux/amoureuse de quelqu’un.e d’autre », « on ne se doit rien », « je n’ai pas de vrais sentiments pour toi », « je ne t’aimerai jamais autant que mon ex », « aujourd’hui on est ensemble, mais demain je serai peut-être avec quelqu’un.e d’autre », « je pense à te quitter »)


Confrontée à de tels paradoxes (« je t’aime, tu es unique, je n’ai jamais connu ça avec personne MAIS je peux te quitter demain si je rencontre quelqu’un.e d’autre), la personne sous emprise ne parvient pas à se stabiliser sur un cadre interprétatif. Souvent, elle hésite entre deux analyses :

  • Mon/ma partenaire est un.e manipulateur ou manipulatrice ; un.e pervers.e narcissique. Il ou elle est méchant.e, violent.e
  • Mon/ma partenaire m’aime mais il va mal. Le ou la pauvre a de nombreuses blessures de son enfance

 

Plusieurs fois par jour, les personnes passent d’une interprétation à l’autre sans pouvoir choisir car il y a toujours des comportements et attitudes indiquant les deux pistes. Elles s’engouffrent dans des loops de pensées qui accaparent leur attention, leur temps et leur énergie.

 

Un petit éclairage ?

C’est normal car les deux analyses sont simultanément vraies : le ou la partenaire est attaché.e à la personne sous emprise (il ou elle « l’aime » comme il ou elle peut) et a vécu des expériences traumatiques qui font de lui ou d’elle des personnes cabossées par la vie. Cependant, plutôt que de soigner ses blessures, il ou elle est violent.e, méchant.e par stratégie de protection et de survie. Dans ce type de situation, l’idéal est de dire très schématiquement (ce qui n’est pas toujours possible dans les faits) : « tu es méchant.e/violent.e, tu me fais vivre un enfer. Je ne mérite pas de vivre ça. Personne d’ailleurs ne mérite ça. Je sais que ce n’est pas que tu es intrinsèquement violent.e/méchant.e, que tu as vécu toi-même des expériences violentes. Mais cassons ce cycle de la violence. Tu as le choix de ne pas la reproduire. Active-toi pour trouver des solutions thérapeutiques ».

J’ai tendance à recommander des psychologues, des psychiatres, des sociothérapeutes parce que c’est ce que je connais et ce en quoi je crois. Mais il y a très probablement d’autres solutions thérapeutiques qui me sont inconnues !

 

Quelle ligne d’action ?

Personnellement, j’ai beaucoup réfléchi à la question des marges de manœuvre individuelles. Longtemps, j’ai été incapable de tenir quiconque pour responsable de quoi que ce soit et j’excusais absolument tout. J’étais persuadée que personne n’est intrinsèquement méchant.e. Je me disais « si la personne agit de cette manière c’est qu’elle a vécu des choses horribles et n’a pas les ressources pour agir autrement ».

Aujourd’hui, je pense toujours que personne n’est, par nature, un monstre. En revanche je pense qu’il est possible de devenir un monstre si après avoir subi des violences on les reproduit. Pourtant, il y a d’autres options : chercher à se rétablir de cette violence, sublimer la violence (dans l’art, dans des réflexions etc.).

Alors, au niveau individuel, je pense qu’une bonne alternative est d’offrir la possibilité à l’autre de choisir une voie différente de celle de la destruction d’autrui. Si elle ou il refuse, c’est son choix et elle ou il est responsable. Je pense qu’il s’agit d’une ligne d’action pratique pour pouvoir vivre ni dans l’intransigeance, ni en se laissant écraser.

 

 

Sur quoi reposent les relations toxiques de type d’emprise amoureuse ?

C’est une question très vaste. J’écrirai un article qui sera spécifiquement dédié à ce sujet. Ici j’ouvre quelques pistes de réflexions.


Les troubles d’attachement

Très schématiquement, je crois pouvoir dire que ces relations résultent directement de la rencontre entre deux personnes ayant des troubles d’attachement.

Les troubles d’attachement recouvrent une multitude de situations et sont extrêmement fréquents – je crois même que tout le monde souffre d’une manière ou d’une autre de troubles d’attachement. Seulement ces troubles d’attachement sont plus ou moins intenses (le sentiment d’insécurité est plus ou moins fort) et concernent une diversité plus ou moins large de situations (on peut se sentir insécurisé.e de façon isolée avec une personne qui nous a, par le passé, abandonné.e ou bien on peut se sentir insécurisé.e avec tout le monde, indépendamment des comportements spécifiques de la personnes).

Dans les relations d’emprise amoureuse, les deux partenaires ont des troubles d’attachement relativement sévères qui ont tendance à s’exprimer simultanément par :

  • Un désir très fort de connexion avec l’autre, allant parfois jusqu’à la recherche de fusion) (j’ai peur que l’autre m’abandonne)
  • Une peur de dissolution dans l’autre et de perte d’identité propre (je ne sais pas qui je suis, je vais me fondre dans la relation ou dans l’autre).

La relation entre les deux partenaires repose en fait sur un trauma bond : elle est fondée sur le partage d’expériences traumatiques communes et c’est d’ailleurs entre autres pour cette raison que l’attirance entre les partenaires est si forte.

 

D’où viennent les troubles d’attachement ?

Ces troubles d’attachement peuvent résulter d’une multitude de configurations situationnelles : un.e parent déprimé.e, parent possessif ou possessive vis-à-vis de son enfant, violences vécues (humiliations, violences sexuelles, violences physiques…), perte brutale de figures d’attachement importantes… (J’analyserai en détail chacun de ces cas dans un prochain article)

Outre le fait que ces troubles d’attachement provoquent souvent une quête de fusion en même temps qu’une peur de dissolution de soi, ils induisent également d’autres types de troubles (dépression, troubles cyclothymiques, troubles de bipolarité, addictions…) qui intensifient l’alternance de périodes « chaud/froid ».

 

Comment éviter les relations toxiques de type emprise amoureuse quand nos relations reposent souvent sur des trauma bonds ?

 Le constat

Le fait que les relations amoureuses débutent par une attirance liée à des traumas communs est logique.
On éprouve spontanément de la tendresse pour la personne car on partage (rarement consciemment) les mêmes souffrances.
On a davantage confiance car on a le sentiment que la personne nous comprendra et ne nous jugera pas

On peut difficilement échapper à cette dynamique tant que l’on continue d’être affecté.e par nos blessures anciennes.
On est attiré.e par une forme de compréhension mutuelle.
On continue d’être contraint.e par des troubles qui requièrent de la patience de la part de notre partenaire. Or on est d’autant plus patient.e si on a soi-même (inconsciemment ou consciemment) besoin de la patience de l’autre (car on espère que les autres seront partient.es avec nous)

 

Mon avis sur les relations toxiques de type emprise amoureuse

Je ne suis pas d’accord avec l’idée selon laquelle il est nécessaire d’être 100% guéri.e pour créer des relations amoureuses car cela prend parfois toute une vie – cela signifierait qu’il faut attendre d’avoir 80 ans pour peut envisager de dater des personnes…
Par ailleurs, le processus de guérison peut en lui-même être source d’enthousiasme, de connexion, de bonheur.

Je repense à Neige Sinno qui disait dans Triste tigre que « l’important n’est pas ce qu’on a fait de nous mais ce qu’on fait de ce qu’on a fait de nous ». Dans cette même perspective, je dirais : l’important n’est pas sur quoi repose l’attirance amoureuse mais ce qu’on en fait.

On peut partager des expériences traumatiques et des problématiques communes (peur du rejet, difficulté d’individualisation et crainte de la fusion dans l’autre etc.) sans pour autant enclencher les dynamiques « chaud-froid » typiques des relations d’emprise amoureuses.

Mes conseils

Si vous avez déjà vécu des relations d’emprise amoureuse, avant de débuter une relation il peut être intéressant de :

  • Parler de vos blessures, de vos insécurités et de vos mécanismes de protection (non pour dire à l’autre « voilà je suis comme ça donc fais avec ») mais pour l’aider à faire sens de vos comportements futurs (au cas où vous vous sentiriez insécurisé.e et mettriez en œuvre vos mécanismes de protection)
  • Confrontez-les avec ceux de votre partenaire et prévoyez les risques
  • Concevez des modes d’action à mettre en œuvre dans les cas où les premiers signes apparaissent pour couper le mécanisme

 

Au cours de la relation, si des dynamiques propres aux relations d’emprise amoureuse apparaissent :

  • Clarifiez la situation : « oulala une dynamique néfaste s’enclenche. D’après ce dont on avait parlé, voilà ce qui est en train de se passer… »
  • Pour éviter de bloquer l’autre dans la posture de celui ou celle qui a « mal fait » (et ainsi le ou la conduire soit à se dévaloriser soit à renvoyer la violence et à être méchant.e, violent.e avec vous), évitez de lui faire sentir que ses émotions (peur, colère, tristesse…) sont illégitimes et n’ont pas lieu d’être. Si elles sont présentes c’est que la situation les a déclenchées (peut-être que le bouton est cassé et qu’au lieu de ressentir un léger désagrément, ses émotions prennent une ampleur démesurée au regard de la situation mais il y a bien quelque chose qui a provoqué l’émotion).
  • Parfois introduire une petite distance humoristique peut aider (parfois non, c’est pire, car la personne pense que vous la prenez pour un ou une con.ne, ça dépend des personnes). Notamment l’autodérision, les métaphores des animaux (ou toute autre technique que vous maîtrisez et que je ne connais pas !)
  • Identifier ensemble ce qui a provoqué l’enclenchement du mécanisme
  • Réfléchissez à des manières d’éviter que la même situation ne se reproduise ou bien qu’elle déclenche le même sentiment d’insécurité
  • Et surtout, fixez-vous un seuil du tolérable ! Il vous appartient de décider la patience, le temps, l’énergie que vous souhaitez consacrer à la construction de votre relation. Jusqu’où les efforts déployés valent-ils la peine ? Il est important de garder en tête que, quand bien même vos relations ont tendance à reposer au départ sur des trauma bonds, elles ne sont pas toutes vouées à devenir des relations d’emprise amoureuses. Il suffit de tomber sur un.e partenaire dont les mécanismes de défense s’imbriquent différemment aux vôtres, sur un.e partenaire dont les blessures sont moins profondes ou davantage pansées, sur un.e partenaire qui a déjà fait un bout de chemin de sa guérison…

 

N’hésitez pas à me donner vos avis/réactions/questions sur Instagram ou Twitter pour que nous puissions continuer à réfléchir à cette vaste question des relations d’emprise amoureuse 🙂 

 

 

Pour poursuivre vous pouvez lire l’histoire de Sacha et Calypso  ou celle de Basile et Clara.

Si vous pensez être concerné.e par la problématique de la dépendance affective et que vous en souffrez, n’hésitez pas à réserver une consultation pour vous en libérer 🙂