Des exemples concrets

Quelques cas cliniques

Les cas présentés sont fictifs et correspondent à un mélange du cas de plusieurs personnes afin de préserver leur anonymat. Toutes les personnes concernées m’ont donné leur accord pour utiliser certains éléments de leur trajectoire. 

Comme dans toute thérapie, tout ce qui est dit lors des séances est strictement confidentiel et ne sort jamais du cabinet. 

Ces cas cliniques ont pour objectif de vous donner quelques exemples du type de travail que l’on peut mettre en œuvre lors des séances de sociothérapie.

Suivi individuel

Le cas d’Aurélien

Le contexte

Je reçois Aurélien, un data analyst âgé de 28 ans, diplômé d’une école d’ingénieur, qui souffre d’un sentiment de solitude et de difficultés à connecter avec les autres. Il n’est objectivement pas seul : il a des liens réguliers avec sa famille et entretient des relations sociales. Cependant, il ressent une forte distance avec ses interlocuteurs et interlocutrices, y compris avec ses proches.

Ce sentiment de solitude est de plus en plus pesant. Au moment où il décide de venir dans mon cabinet, il a l’impression d’être déprimé.

Dans un premier temps, nous discutons ensemble de ce qu’il souhaite. Nous identifions sa « demande » (de la même manière que dans les autres types de psychothérapies). En l’occurrence, il désire se sentir moins seul.

Dans un second temps, à l’occasion de consultations hebdomadaires (qui s’étalent dans son cas sur quelques mois), nous revenons sur ses expériences vécues. C’est toujours lui qui choisit de quoi il veut parler, ce qu’il veut dire et ne pas dire. Au fil de son récit, nous cherchons à comprendre d’où vient son sentiment de solitude pour ensuite pouvoir identifier des solutions.

Présentation de sa trajectoire de vie

Je résume très schématiquement l’analyse à laquelle nous sommes parvenu.es ensemble de façon à montrer de quelles manières les connaissances psychologiques et sociologiques sont intervenues dans notre processus de compréhension. L’objectif ici consiste surtout à donner à voir en quoi peut concrètement consister une sociothérapie :

Aurélien est né dans une famille des classes supérieures. Son père est auditeur financier et sa mère juriste dans une entreprise pharmaceutique.

Son père, très pris par son activité professionnelle, est peu présent au cours de son enfance : il rentre tard, participe régulièrement à des dîners d’affaires et enchaîne les déplacements professionnels. Il représente toutefois un modèle pour Aurélien qui craint de ne pas être le fils – l’homme – que son père voulait et de le décevoir. Parallèlement, sa mère a des symptômes de dépressions (Aurélien pense qu’elle prend des antidépresseurs depuis des années mais le sujet est tabou et n’est abordé) si bien qu’elle se montre parfois très distante émotionnellement, sans qu’Aurélien parvienne sur le moment à en comprendre les raisons.

Ces dynamiques relationnelles produisent chez Aurélien un sentiment d’insécurité affective. Par peur de ne plus être aimé, Aurélien s’hyperadapte aux attentes parentales, en quête perpétuelle de validation.

Ces périodes d’apathie maternelle alternent avec d’autres moments de relations fusionnelles : souffrant elle-même d’une peur d’abandon, elle s’assure en permanence de l’amour et de la disponibilité de son fils. Aurélien développe progressivement et simultanément la peur d’être rejeté et la peur de faire l’objet d’intrusion.

Il en vient en conséquence à concevoir toute relation affective comme une menace – menace de finir par décevoir et d’être abandonné et menace de se fondre dans l’autre et de perdre son identité.

Pour se protéger il érige de fortes barrières entre lui et les autres et s’engage dès l’enfance et de façon encore plus accrue à l’adolescence dans une série d’activités solitaires : il fait les exercices de mathématiques disponibles dans les anciens manuels scolaires de son père qu’il a récupérés, s’intéresse à l’histoire de Napoléon et lit tout ce qu’il trouve sur le sujet, joue à des jeux vidéo en ligne, suit très attentivement le foot, le rugby et le basketball à la télévision.

Au cours de ses études dans une prestigieuse école d’ingénieur, il peine à s’intégrer et trouve les autres et leurs intérêts stupides.

Au moment où je le rencontre, il est entré dans la vie active depuis quelques années et se heurte aux mêmes difficultés avec ses collègues qui parlent de leurs enfants, de leurs relations avec leur conjoint.e et belle-famille, organisent des soirées karaoké et bowling. Aurélien se sent complètement décalé et émet des jugements très négatifs à la fois sur ses collègues et sur lui-même.

Le diagnostic

Du fait de ses expériences familiales enfantines, Aurélien a développé une peur d’abandon et de perte identitaire. Pour s’en protéger il s’est auto-exclu des sociabilités. Comme il s’est marginalisé, Aurélien n’a pas eu l’occasion de prendre part aux activités de ses pairs dès son plus jeune âge et de les apprécier par habitude. Il n’a pas non plus pu apprendre en même temps que les autres à se comporter en groupe si bien qu’il peine à s’adapter aux styles interactionnels.

Les solutions

Ensemble nous parvenons aux conclusions suivantes :

  • Son malaise social est le fruit de ses expériences de vie et de la manière dont il s’est construit : rien ne cloche chez lui.
  • S’il n’aime pas le karaoké ou le bowling, ce n’est pas grave : il aime autre chose (regarder des films historiques, jouer à des jeux vidéo…) et ces goûts et dégoûts font désormais partie de son identité.
  • En revanche, nous constatons ensemble que ce malaise social l’a conduit à avoir peur du réel : il n’ose rien tester et se réfugie dans des activités solitaires qui lui permettent de toucher du bout des doigts le monde social tout en conservant une distance (il s’intéresse aux événements passés, entre en contact avec les autres par écrans interposés…). Ensemble nous faisons en sorte qu’il sorte progressivement de sa carapace en prévoyant de nouvelles découvertes : rejoindre un club de lecture spécialisé dans les romans historiques, commencer à jouer au foot etc.
  • Parce qu’Aurélien gagne de l’estime de soi, il a de moins en moins besoin de juger négativement les pratiques de son entourage, quand bien même il ne les partage pas. Il sait que lui-même ne les apprécie pas, il sait en partie pourquoi et n’en a pas honte, mais il comprend que d’autres puissent s’y intéresser et les raisons qui sous-tendent ces goûts. Plus apaisé, il peut dorénavant aller travailler sans avoir le sentiment d’évoluer dans un environnement hostile. Sans se rendre aux soirées karaoké ou bowling, il noue tout de même des relations interpersonnelles avec certain.es de ses collègues avec lesquel.les il a par ailleurs d’autres centres d’intérêt communs (le foot, les jeux vidéo). L’un d’entre eux l’intègre dans son groupe d’ami.es pour des jeux de rôle un dimanche par mois. Au travail, il déjeune dorénavant avec les autres et s’il n’est pas toujours à l’aise pour parler, il écoute beaucoup, y compris lorsque ses collègues parlent de leur vie de famille pensant qu’il peut grapiller des informations et des tips pour sa vie future…

Le cas de Magali

Le contexte

Je reçois Magali, une interne en gynécologie âgée de 25 ans, qui se trouve dans un état d’angoisse généralisée, enchaînant les insomnies et se heurtant à des difficultés grandissantes pour se concentrer lors de ses stages à l’hôpital. Lors de notre premier rendez-vous, elle est épuisée et se sent complètement dépassée. Elle souhaite (re)trouver un état de sérénité ou du moins de calme mais ne voit pas comment procéder. Cet état d’angoisse est apparu il y a deux ans, quelques semaines après avoir entamé une relation amoureuse avec Louis, un analyste en Private Equity, et s’est intensifié depuis.

Comme toujours, nous discutons d’abord de ce qu’elle souhaite. On identifie sa « demande » : se débarrasser de ses pensées et contrariétés qui tournent en boucle dans sa tête pour pouvoir nourrir de l’enthousiasme pour ses centres d’intérêt habituels (la santé des femmes, la boxe, l’architecture) et retrouver une forme de calme.

Lors de nos consultations hebdomadaires (qui ont commencé il y a un an et qui ne sont pas terminées), nous revenons sur le déroulement de cette relation et nous parlons également de son enfance, de son adolescence et de ses études en médecine. Comme elle ne sait pas toujours quels sujets aborder et comment commencer les séances, je propose plusieurs options. Elle choisit celle qui l’inspire le plus puis, une fois lancée, enchaîne elle-même sur d’autres thématiques. L’objectif est de comprendre ce qui provoque l’état de panique dans lequel elle se trouve bloquée.

Présentation de sa trajectoire de vie

De même que pour Aurélien, je résume très schématiquement l’analyse à laquelle nous sommes parvenues ensemble afin de donner un autre exemple des façons dont l’hybridation entre connaissances psychologiques et sociologiques peut aboutir à une compréhension de la situation source de mal-être et fournir des pistes pour s’en extirper.

Magali est issue d’une famille des classes moyennes : sa mère est chargée de projets culturels dans la fonction publique, son père est comptable. Magali a une sœur cadette âgée de 23 ans, chargée de produit en marketing.

Magali a passé toute sa jeunesse à Lille car sa mère ne voulait pas s’éloigner de son frère qui a un trouble de schizophrénie et qui alterne les périodes de suivi en hôpital de jour (périodes au cours desquelles il séjourne chez sa sœur) et les séjours à l’hôpital psychiatrique. Lorsqu’elle est enfant, les moments où son oncle vit sous le même toit qu’elle la terrifient car il est parfois violent et parfois très doux et gentil. Les rares fois où elle ose faire part de sa peur à sa mère, celle-ci la fait taire en lui rappelant qu’elle aime son frère et que la question de l’aider ne se pose pas. Magali décrit sa mère comme vivant une vie sacrificielle et justifiant ses malheurs par sa foi catholique. Elle pense que son père est malheureux et insatisfait d’un tel quotidien, mais se réfugie dans les romans romantiques du XVIIIe siècle et l’alcool.

Exposée à de tels modèles parentaux, Magali a grandi dans la peur d’agir de manière égoïste. Elle s’est dès lors habituée à faire systématiquement l’effort de comprendre ses interlocuteurs et interlocutrices et à privilégier leurs désirs aux siens. Elle n’éprouve jamais de colère car son empathie prend toujours le dessus. Par ailleurs, ses expériences enfantines l’ont amenée à mettre en équivalence amour et dévouement total à l’autre.

Lorsqu’elle rencontre Louis, la relation débute très intensément : elle et il se voient plusieurs fois par semaine, regardent ensemble des combats de boxe et cuisinent. Mais rapidement, la relation se complexifie. Louis traverse des périodes de plusieurs jours ou semaines au cours desquelles il disparaît et ne lui répond plus. De plus, il se met à lui faire des reproches (sur ses manières de faire ou sur son corps) lors de leurs rapports sexuels et interrompt parfois l’acte en lui demandant de rentrer chez elle. Magali vit très difficilement ces moments : elle ne comprend pas, panique, se reproche ses réactions et se dévalorise. Bientôt, elle se sent incessamment mal car même dans les moments où Louis se montre attentionné, elle anticipe les crises à venir.

Au fil des mois, après de nombreuses pauses et reprises de leur relation, elle obtient de plus en plus d’informations sur Louis et sur sa vie familiale dysfonctionnelle (inceste, tentatives de suicide répétées de sa mère etc.). Quand je la rencontre, sa grande question est de savoir si Louis est un « pervers narcissique » et si la relation est « toxique ». Elle balance continûment entre deux interprétations : Louis est un manipulateur méchant qui profite d’elle ; Louis l’aime sincèrement mais est amoché par la vie.

Le diagnostic

Du fait de ses expériences familiales enfantines, Magali a développé une hyper-empathie et l’habitude de faire abstraction de son propre bien-être. Bien qu’elle subisse de la violence de la part de son partenaire (que ce soit lorsque celui-ci lui formule des remarques désobligeantes ou lorsqu’elle interprète ses comportements comme de l’indifférence à son égard) et bien que l’incertitude permanente dans laquelle la relation la plonge l’angoisse, elle n’envisage pas d’y mettre un terme mais s’efforce plutôt de comprendre pourquoi Louis agit ainsi. La volonté de résoudre l’énigme pour le sauver devient une obsession, la conduisant à passer outre ses émotions d’angoisse.

Son état de mal-être se trouve de surcroît exacerbé par les jugements négatifs qu’elle porte sur elle-même : imprégnée d’une part au cours de sa jeunesse par les représentations de l’amour sacrificiel et exposée d’autre part depuis son entrée dans les études supérieures aux idées féministes et à l’injonction à s’émanciper, elle se sent nulle aussi bien lorsqu’elle envisage de le quitter que lorsqu’elle passe des heures au téléphone la veille de partiels pour comprendre ce qui se passe ou qu’elle pleure toute la nuit parce qu’il a annulé leur rendez-vous.

Les solutions

Ensemble nous parvenons aux conclusions suivantes :

  • Elle est entrée et restée dans cette relation parce qu’elle est hyper-empathique mais aussi parce que c’est plus ou moins ce qu’elle cherche dans une relation : elle se sent proche et bien avec ses interlocuteurs et interlocutrices uniquement dans les cas où ces derniers et dernières ont besoin d’elle.
  • D’un point de vue individuel, elle doit d’une part apprendre à nouer des relations avec les autres fondées sur autre chose que sur une dynamique d’aide.  Elle doit d’autre part apprendre à se protéger en mettant des barrières et des limites aux autres dans les cas où elle se sent en danger, ainsi qu’à s’extirper des situations dans lesquelles elle souffre.
  • En ce qui concerne Louis, il n’est par essence ni une « bonne » ni une « mauvaise » personne. Il a vécu des expériences de vie traumatisantes qui expliquent ses comportements aujourd’hui. Cependant, ses manières d’être et d’agir aujourd’hui sont très néfastes pour son environnement et font qu’il est en ce moment dangereux. Cela ne signifie pas qu’il est voué à le rester toute sa vie, cela dépendra de ce qu’il décidera de faire et de ce qui lui arrivera. Cependant, son futur est son problème à lui et Magali n’est pas responsable de ce qu’il deviendra. 
  • Lors de nos séances nous analysons ensemble ses différentes relations d’amitié et familiales pour distinguer celles dont elles tirent de la joie de celles qu’elle entretient par sentiment de devoir moral. Nous imaginons de petits exercices pour apprendre à créer des relations dans lesquelles Magali n’est pas responsable du bien-être de l’autre. Nous parlons de son emploi du temps de la semaine à venir pour vérifier que les activités choisies lui plaisent. Nous imaginons des petits exercices à faire en cas de fort sentiment de culpabilité.

Suivi de couple

Le cas de Marthe et Lucas

Le contexte

Je reçois Marthe et Lucas, respectivement âgé.es de 34 et 37 ans, en couple depuis 11 ans (marié.es depuis 4) et parents d’une petite fille, Céleste, âgée de 3 ans. Marthe, journaliste, est fille d’une enseignante-chercheuse en économie et d’un père avocat, et Lucas est consultant en management, fils de parents médecins (anesthésiste réanimateur et médecin généraliste). Marthe et Lucas ont décidé d’entamer une thérapie de couple car elle et il ont le sentiment de s’être éloigné.es et de partager peu de choses ensemble, provoquant frustration et mécontentement des deux côtés.

Marthe a l’impression que Lucas ne la connaît plus et ne sait pas ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit et ce qu’elle souhaite. Lucas se sent quant à lui rejeté par Marthe qui cherche à éviter les contacts physiques (elle supporte de moins en moins ses caresses et bisous, raccourcit les moments câlins et refuse quand elle le peut les rapports sexuels).

Dans un premier temps, nous discutons ensemble de ce que Marthe et Lucas souhaitent. Nous identifions leur « demande ». Cette étape demande plus de temps que dans les suivis individuels car les demandes de Marthe et de Lucas ne concordent pas tout à fait : la première souhaite être plus écoutée par son conjoint, Lucas désire retrouver la vie érotique de leurs débuts. Il s’agit alors de discuter et de faire exprimer à chacun.e pourquoi les discussions ou la sexualité leur manquent. Il apparaît finalement que chacun.e cherche de l’attention de la part de l’autre et a envie de reconnecter. Le manque de proximité leur pèse. Finalement, chacun.e tente de créer de l’intimité mais pas de la même manière. On reformule ensemble la demande : l’objectif des séances est de recréer une connexion.

Dans un second temps, à l’occasion de consultations bi-mensuelles (qui s’étalent sur quelques mois), nous revenons d’abord sur leur relation : leur rencontre, les moments de crise, les moments de joie, les sources de mécontentement, etc. Au fil de leur récit, nous cherchons à comprendre comment s’est progressivement instituée la distance qui les attriste.

Présentation de leur relation

Marthe et Lucas ont fait la même Grande École et ont fait partie de la même association d’œnologie mais à quelques années d’écart. Elle et il se sont rencontré.es à l’occasion d’une soirée organisée par l’association quand Marthe était en master 2 et Lucas entré dans la vie active depuis quelques années. Leur relation a commencé par une nuit passée ensemble après une dégustation de Bordeaux. Ivres au moment de rentrer ensemble, elle et il n’ont aucun souvenir de la façon dont leur rapprochement s’est opéré. Marthe venait de déménager et a profité de la présence de Lucas pour lui demander de l’aider à descendre son bureau à la cave. Au moment de remonter, elle s’aperçoit qu’elle a laissé ses clefs sur la serrure à l’intérieur. Aucun des deux n’a son portable, c’est dimanche, et le serrurier, une fois contacté, prend du temps à se déplacer si bien que Marthe et Lucas passent plusieurs heures à discuter puis décident de sortir bruncher pour se remettre de leurs émotions. À la suite de cette épopée dominicale, Marthe et Lucas se revoient fréquemment et finissent par se mettre en couple.

Le récit de leur rencontre est très important pour Marthe et Lucas qui trouve le scénario romantique. D’ailleurs, les deux s’accordent pour dire que sans cet incident, elle et il ne seraient probablement pas marié.es aujourd’hui : Lucas ne cherchait pas spécialement de relation sérieuse, davantage focalisé sur sa carrière (il espérait à ce moment-là passer consultant senior d’un grand groupe de conseil et finissait tous les jours après 22h) ; Marthe avait rompu avec son précédent copain depuis quelques mois seulement pour cause d’incompatibilité géographique – elle l’avait rencontré lors de son échange en Corée du Sud, lui était italien et souhaitait rester vivre près de sa famille, elle se projetait en France.

Leur relation repose dès le début sur le partage d’activités communes notamment centrées autour de la cuisine et de l’œnologie : au cours des deux premières années, Marthe et Lucas testent une vingtaine de restaurants gastronomiques, s’amusent à écrire des critiques culinaires, partent faire des dégustations en Champagne-Ardenne, en Bourgogne et dans le Chianti. Leur relation est également fondée sur des rapports sexuels réguliers. Les trois premières années, du fait de leurs emplois du temps respectifs très chargés, Marthe et Lucas se voient surtout le week-end et prennent l’habitude de coucher ensemble à chaque fois.

Lucas garde un souvenir exceptionnel de cette période au cours de laquelle il se rappelle surtout avoir beaucoup rigolé et s’être senti sexuellement très épanoui. Il apparaît que Marthe n’en a pas le même souvenir : cette période a été pour elle difficile pour des raisons familiales et professionnelles. Sa mère a contracté un cancer du sein (dont elle a guéri rapidement car diagnostiqué en phase 1). Cette expérience, ravivant probablement des angoisses de mort et exacerbant des dynamiques familiales déjà profondément ancrées, a intensifié les troubles du comportement alimentaire de Judith, la sœur aînée de Marthe. Marthe dit s’être terriblement inquiétée pour elle d’abord parce qu’elle ne s’alimentait plus puis parce que ses phases de boulimie ont fini par lui faire vomir du sang. Parallèlement, elle s’interroge sur ses choix de vie : ses premiers stages dans la presse généraliste ne lui plaisent pas tellement, elle rêve de devenir journaliste culinaire et hésite à s’inscrire en CAP cuisine. De ces angoisses, elle n’en parle pas à Lucas ou très peu : au début parce qu’elle craint de le faire fuir avec des problématiques familiales qu’elle juge lourdes, puis parce que les rares fois où elle essaie de lui exprimer ses contrariétés, elle est déçue par ses réactions et estime que celui-ci est incapable de lui apporter le soutien émotionnel dont elle a besoin. Pour parler de ces sujets, elle décide alors de privilégier les discussions avec ses ami.es qui la connaissent mieux. Quand elle parle de ses hésitations professionnelles, Lucas la dissuade de s’engager dans la voie de la cuisine, présentant le secteur comme bouché, ultra-compétitif et précaire alors même qu’elle a obtenu un CDD bien rémunéré dans un quotidien. Marthe n’envisage pas cette relation conjugale comme durable mais Lucas est calme et lui apporte tout de même du soutien par sa présence.

À l’âge de 29 ans, Lucas cherche à acheter un appartement et propose à Marthe d’emménager ensemble. Marthe a alors 26 ans et voit de nombreux couples s’installer autour d’elle. Elle voit dans cette proposition de véritables avantages économiques et espère que la cohabitation permettra de renforcer le dialogue. Ce projet immobilier devient le cœur de leurs préoccupations communes : elle et il consacrent du temps à repérer des appartements, à les visiter, à imaginer les travaux. Après plus d’un an de recherche, un bien immobilier les séduit : il s’agit d’un trois pièces de 64 m² situé au cœur de Paris dans une résidence avec gardien et jardin partagé privé. L’appartement est plus grand et plus cher que ce qu’envisageait d’acheter Lucas. C’est un tel coup de cœur que Marthe se joint au projet grâce à l’apport financier de ses parents. La troisième pièce est aménagée en bureau mais les deux pensent déjà qu’elle pourra plus tard être transformée en chambre d’enfant.

Après cinq ans de relation, Lucas organise un séjour viticole dans la région de Bordeaux. Dans le dernier verre de dégustation du samedi soir, Marthe trouve une bague de fiançailles. Parce qu’elle fait un clin d’œil à leur première rencontre, la mise en scène de la demande en mariage émeut Marthe.

Les deux années suivantes sont consacrées à l’organisation du mariage – un grand mariage réunissant plus de 200 invité.es – et au voyage de noces (un mois en Polynésie française). À leur retour, Marthe tombe rapidement enceinte et l’année suivante est dédiée à la préparation de la naissance. Désormais manager, Lucas est très pris par ses responsabilités professionnelles et vit régulièrement des périodes de stress mais ne les perçoit pas comme un problème. Marthe se sent de plus en plus seule, d’autant que sa sœur, dont elle était très proche, est devenue professeure de yoga et part faire des retraites en Inde de plusieurs mois et que ses amies ne sont ni mariées ni propriétaires et ne partagent pas les mêmes problématiques de vie.

Après la naissance de Céleste, Marthe fait une dépression post-partum sans que Lucas s’en aperçoive. Lui-même est épuisé et au bord du burn-out. Lors de nos séances, Marthe dit avoir pleuré des jours entiers pendant son congé maternité, ce que Lucas découvre en même temps que moi. Quand Marthe retourne travailler, elle commence un suivi avec une psychologue qui lui conseille d’entamer une thérapie de couple. Lucas est ébahi et ne comprend pas. Pour lui, rien n’allait particulièrement mal : il était stressé certes, mais parce qu’il était en charge de nombreux projets et il n’y avait là rien d’anormal à cela ; elle était fatiguée et sensible à cause du changement hormonal mais ce n’était que passager.

Le diagnostic

La relation de Marthe et Lucas a commencé parce que leur rencontre représentait une « belle » histoire. Elle s’est ensuite poursuivie grâce au partage d’intérêts communs et à leurs styles de vie compatibles : elle et il ont les mêmes goûts (culinaires, de vacances, d’aménagements, etc.), s’entendent bien et passent donc de bons moments ensemble. La relation s’est ensuite progressivement institutionnalisée conformément aux représentations que Marthe et Lucas avaient des relations conjugales et de la vie. Au début, Lucas se sentait proche de Marthe parce qu’il s’amusait avec elle et parce qu’il appréciait leurs rapports sexuels, notamment par comparaison avec ses partenaires précédents qui refusaient, à la différence de Marthe, certaines pratiques. Au cours des premières années, Marthe ne se sentait pas si proche de Lucas en particulier parce qu’elle avait l’impression qu’il ne comprenait pas ses émotions. Ce sentiment de distance s’est amoindri au moment des projets immobilier, de mariage et d’enfant. Depuis la naissance de Céleste, celui-ci s’est toutefois considérablement renforcé pour deux principales raisons : parce qu’il ne sait toujours pas ce qu’elle ressent et ne lui apporte pas de soutien émotionnel alors qu’elle traverse une période de dépression ; et parce que leurs représentations de référence de la vie conjugale ne prévoient pas de nouveaux projets à court terme. En ce qui concerne Lucas, le sentiment de distance provient de la raréfaction des activités partagées (parce que les responsabilités professionnelles et familiales laissent peu de temps et parce que l’attrait de Marthe pour les dégustations culinaires a diminué depuis sa découverte de son intolérance au gluten et son désir de devenir végétarienne) ainsi que de leurs rapports sexuels (Marthe en a de moins en moins envie).

Les solutions
  • Dans un premier temps, nous dédions plusieurs séances au développement de la compréhension des manières de penser et d’être de chacun.e pour éviter les reproches et la colère. Pour ce faire, nous parlons de l’histoire de vie de Lucas et de Marthe. Marthe comprend que si Lucas ne pose pas de questions sur ce qu’elle ressent, ne devine pas ses émotions ou ne réagit pas de façon réconfortante, cela ne signifie pas qu’il est indifférent à son égard ou  qu’il se désintéresse de son bien-être mais signifie plutôt qu’il en est incapable : Lucas n’a jamais parlé d’émotions dans sa famille et a, de plus, pris l’habitude de réfréner ses émotions car ses parents étaient déjà très inquiets par l’état de santé de sa sœur (qui a eu une leucémie à l’âge de 7 ans). Lucas comprend que la baisse d’intérêt pour les dégustations culinaires de Marthe, de même que son éloignement physique, ne visent pas à le repousser (par dégoût ou mépris) mais sont liés à son mal-être corporel depuis sa grossesse – elle a eu le sentiment d’être dépossédée de son corps, ce qui a réveillé chez elle un ancien traumatisme.
  • Dans un second temps, nous identifions ensemble, face à ces constats, plusieurs pistes pour (re)créer de l’intimité :
    1. Trouver de nouvelles activités communes compatibles avec leur rythme de vie : Marthe et Lucas aiment beaucoup le jazz et décident de se faire découvrir des morceaux chaque semaine ainsi que de réserver des concerts de leurs artistes favoris.
    2. Instaurer une communication de partage des émotions. Lucas apprend en thérapie individuelle à ressentir et identifier ses émotions pour pouvoir en parler en commençant par remplir un carnet des émotions quotidien. Le soir, quinze minutes sont systématiquement consacrées à la météo émotionnelle (au début grâce à des métaphores animalières). Si une problématique émerge et ne peut être résolue rapidement, une séance hebdomadaire d’une heure sert à revenir de façon plus approfondie sur le sujet.
    3. Recréer une proximité corporelle : Marthe cherche à se réapproprier son corps par le retraitement de ses traumatismes au cours de sa thérapie EMDR individuelle et s’est inscrite à des cours de yoga. Des plages horaires sont aussi réservées dans leur planning pour se faire des câlins, se toucher, faire des massages et tester en pratiques de nouvelles manières d’avoir des rapports sexuels.

L’histoire de Basile et Clara

Basile

Basile est le troisième enfant et seul garçon de Marianne et Bertrand. Il a deux grandes sœurs jumelles et deux petites sœurs. Il a grandi à Paris dans un immense appartement du 16e arrondissement. Sa mère est enseignante de mathématiques dans un lycée privé et son père avocat en droit des affaires.

Dès son plus âge, Basile est introverti : il joue beaucoup tout seul et parle très peu, ne racontant rien de ses journées et passant la majeure partie de son temps plongé dans ses pensées. Il occupe également le rôle de confident de sa mère. Élevée par une tante après avoir été abandonnée par ses parents, Marianne a connu une jeunesse difficile. Elle conserve d’ailleurs encore les marques de ses scarifications et de ses deux tentatives de suicide.

Marianne rencontre Bertrand au mariage de sa meilleure amie. Elle tombe très rapidement enceinte et vit les premières années de ses filles sur un petit nuage, folle amoureuse de son conjoint. Lorsque les filles ont trois ans, elle apprend que Bertrand a une liaison avec une collaboratrice de son cabinet. Terrifiée à l’idée d’être quittée, elle évoque l’idée d’un nouvel enfant. Neuf mois plus tard naît Basile. Marianne investit intensément son rôle de mère, rassurée par la perspective de ne plus jamais être seule et emmène ainsi Basile partout où elle va. Elle s’installe d’autant plus dans son rôle de parent que Bertrand délaisse le sien, rentrant de plus en plus tard puis emménageant même la semaine dans un petit appartement près du parc Monceau au prétexte d’une affaire compliquée qui exige une présence au bureau jusqu’à une heure très tardive.

Les années passant, Basile déploie de plus en plus d’efforts pour se conformer aux attentes de sa mère, celle-ci devenant dans le même temps de plus en plus mélancolique et morose.  À partir du collège, Basile trouve refuge dans les jeux vidéo et sort de moins en moins souvent – cela lui permet de rester dans l’appartement avec sa mère et de se divertir tout en ayant une vie sociale virtuelle.

La rencontre

Basile poursuit ses études dans le lycée où sa mère enseigne puis décide de s’inscrire en prépa MP avant de rejoindre la licence 3 de mathématiques à l’université pour passer le CAPES. Après avoir obtenu son concours, il effectue sa première année de stage à Saint-Maur-des-Fossés. C’est dès lors dans le cadre professionnel qu’il fait la rencontre de Clara, qui débute elle aussi sa carrière en tant qu’enseignante d’espagnol.

Clara

Clara est la fille de Justine, secrétaire médicale, et Éric, médecin généraliste. Elle a vécu toute son enfance à Rueil-Malmaison avec ses deux parents et son petit frère. Son père est très peu présent, accaparé par ses patients ainsi que par son engagement politique au niveau local – il est adjoint au maire durant deux mandats consécutifs. Sa mère s’occupe des tâches administratives et de la gestion matérielle du quotidien. Après la naissance de son fils toutefois, Justine fait une sévère dépression post-partum qui la conduit à consulter un psychiatre. Celui-ci lui prescrit des antidépresseurs et l’encourage à prendre du temps pour s’occuper d’elle. À partir de ce jour, Justine laisse les enfants à son mari tous les samedis après-midi et part de la maison. Lorsque l’un de ses enfants lui demandent ce qu’elle fait, elle répond sur la défensive que ça ne les regarde pas et qu’elle a le droit d’avoir une vie en dehors de son rôle de mère.

Dès son entrée au collège, Clara passe le maximum de temps avec ses copains et ses copines et s’arrange pour être le moins souvent chez elle, l’atmosphère étant tendue entre son frère très colérique et sa mère boudant un jour sur deux. À partir de la troisième, elle fume du cannabis et sort tous les week-end en soirée. En licence 3, l’une de ses amies fait un coma éthylique et risque de mourir. Cet événement fonctionne chez elle comme un choc émotionnel. Elle consulte un addictologue pour mettre un terme à sa consommation de stupéfiants et réguler sa consommation d’alcool puis décide de réorganiser sa vie. Elle s’inscrit à un cours de théâtre, consacre beaucoup de temps aux études et décide, poussée par l’une de ses professeures, de préparer l’agrégation d’espagnol. Elle l’obtient du premier coup et déménage de son ancienne colocation pour prendre un petit appartement, seule.

La relation de Basile er Clara

Au cours de la soirée de Noël, Basile se rapproche de Clara. Ivres, ils finissent la soirée ensemble. Au réveil, Clara lui demande immédiatement de partir car elle a un emploi du temps chargé et ne le recontacte pas des vacances. Basile hésite à lui envoyer un message mais renonce. À la rentrée de janvier, une galette des rois entre collègues est organisée. Basile saisit cette occasion pour faire davantage connaissance avec elle. De nouveau, ils partent de la soirée ensemble et dorment chez Clara, qui lui demande encore une fois de quitter les lieux au réveil. Une routine se met alors en place : tous les jeudis Basile passe la nuit chez Clara et part tôt pour donner son cours à 8h. Au bout de quelques semaines, Clara amorce une discussion : elle n’est pas disponible pour une relation sérieuse car son frère vient d’être diagnostiqué bipolaire. Elle passe beaucoup de temps à l’hôpital pour lui rendre visite et le soutenir. Basile accepte avec plaisir cette forme relationnelle. Les mois suivants, il lui dit chaque week-end qu’elle lui manque terriblement et l’invite chez lui aussi souvent que possible. Lorsqu’elle en parle à ses copines, Clara est mitigée : elle apprécie Basile mais n’est pas sûre de se projeter avec lui. Elle pense que leurs styles de vie sont incompatibles – il paraît être très casanier tandis qu’elle aime beaucoup visiter des expositions et faire des promenades urbaines. Et elle est de surcroît frustrée par leurs conversations : Basile parle très peu de lui et s’engouffre régulièrement dans des monologues sur la politique.

En avril, Clara annonce à Basile que son frère est sorti de l’hôpital et que son traitement est stabilisé. Clara est toujours incertaine quant au devenir de leur relation mais, sur les conseils d’une amie, elle décide de tenter de faire des activités ensemble pour voir. Quelques semaines plus tard, alors qu’elle le croise un mardi dans les couloirs du lycée, elle lui propose d’aller au cinéma en sortant des cours. Sans donner d’avantage d’explications, il répond ne pas être disponible.

Clara déprime toute la soirée. Elle réfléchit et déduit de la situation que Basile doit passer la soirée avec une autre femme et qu’elle-même est jalouse. Ce constat la conduit à formuler une seconde conclusion : en dépit de ses doutes, elle est amoureuse. Le jeudi suivant, Clara engage une conversation sur la nature de leur relation et lui propose d’être en couple. Basile émet des doutes sur la question de l’exclusivité mais finit par accepter. Le week-end suivant est le premier qu’ils passent entièrement ensemble jusqu’au dimanche en fin d’après-midi.

Clara et Basile finissent tous les deux en début d’après-midi le mardi. Le lundi soir, Clara envoie un message avec des séances de cinéma pour le lendemain. Mais une fois encore, Basile est déjà pris. Clara ne dort pas de la nuit et décide au matin d’éclaircir la situation en lui demandant s’il voit encore d’autres filles. Basile la rassure : il n’est jamais disponible le mardi car il se rend à un club poésie avec sa mère. Clara rit du malentendu et s’apaise instantanément.

Deux semaines après, Clara part en Bourgogne pour le week-end prolongé et propose à Basile de l’accompagner. Il la remercie mais décline car il est occupé le dimanche.

Clara part très angoissée sans comprendre ce qui la met dans un tel état. Après des heures de discussions avec ses ami.es, elle conclut qu’elle se sent insécurisée car elle a le sentiment de multiplier les propositions pour le voir tandis que lui ne fait aucun effort. Elle a l’impression de le forcer. Ils ne se parlent pas du début de la semaine et le jeudi, elle lui exprime son ressenti et lui demande s’il souhaite arrêter la relation. Il s’excuse et invoque une période chargée. Dimanche, par exemple, c’était l’anniversaire des jumelles.

Le dimanche suivant, Basile l’invite à goûter dans l’un de ses salons de thé préférés. Ils se donnent rendez-vous à 17h car Clara doit aider, en début d’après-midi, une copine à déménager. À 18h30, Basile annonce qu’il va payer car il doit rentrer. Clara reste seule à la table pour finir sa pâtisserie, déboussolée et un goût amer dans la bouche.

La relation se poursuit de cette façon jusqu’aux vacances d’été. À partir du 14 juillet, Basile reçoit un ami autrichien pour deux semaines et ne répond presque plus à Clara. Épuisée par des attaques de panique et des insomnies répétées, dénutrie, Clara lui envoie un texto pour rompre et contacte une psychologue pour entamer un suivi thérapeutique.

Pourquoi cette relation n’a-t-elle pas fonctionné ?

Basile ne veut/peut pas se justifier quand il est indisponible

Depuis son enfance, Basile manque d’autonomie, notamment parce que sa mère ayant, du fait de sa propre trajectoire de vie un schéma d’abandon, elle a vu dans son fils la solution pour ne plus jamais être seule. Basile s’est ainsi forgé un schéma de dépendance et d’incompétence : il s’estime incapable de se débrouiller dans la vie quotidienne sans l’aide ou l’aval de sa mère (c’est ce qui le conduit entre autres à exercer le même métier qu’elle).

Parallèlement, son père est absent la majeure partie du temps et ne s’occupe pas de ses enfants. Les seules fois où il dîne avec eux, il ne parle que de politique et de soirées mondaines à organiser. Basile a l’impression d’être insuffisamment intéressant aux yeux de Bertrand et souffre d’une carence affective.

Pour faire face à cette situation de sentiment d’incompétence et de carence affective, Basile a élaboré une stratégie précoce de soumission : il ne s’oppose jamais à sa famille et fait tout ce que ses parents lui demandent à la fois parce qu’il a peur du conflit et du rejet. C’est pourquoi, il est si souvent indisponible : il passe tous les mardis soir au club poésie avec sa mère, tous les dimanches soirs avec ses sœurs et peut, régulièrement être convié aux soirées organisée pour entretenir la carrière de son père.

Mais une telle stratégie de soumission fait courir à Basile le risque de voir son identité propre se dissoudre dans l’entité familiale. Pour se protéger, il adopte simultanément une seconde stratégie : celle du secret. Il ne donne aucune information concernant sa vie non seulement au sein de la cellule familiale mais aussi en dehors, toujours terrifié à l’idée d’être vampirisé par autrui.

C’est pourquoi, lorsque Clara lui fait des propositions, il ne justifie pas son refus. Il estime qu’il s’agit là de sa vie privée et qu’il n’a en aucun cas l’obligation de s’expliquer. Les quelques fois où Clara lui demande pourquoi il ne peut pas venir, il répond mais se sent mal à l’aise et juge sa partenaire trop intrusive, même s’il ne lui dit pas, afin d’éviter le conflit.

Clara ne supporte pas les refus sans explications.

Clara a, pour sa part, grandi avec une mère qui a, de même que Basile, développé une stratégie de soumission couplée à une stratégie de secret. De fait, Justine a organisé sa vie en fonction de ses enfants – d’autant que son mari était absent. Après sa journée de travail, Justine s’occupait du repas, du bain, des devoirs et offrait un soutien émotionnel quand Clara ou son frère avaient eu une mauvaise note ou s’étaient fâchés avec un ami. Mais cette dévotion à son rôle de mère lui était insupportable : elle avait l’impression que ses enfants lui volaient sa vie d’adulte – un peu de la même manière que ses propres parents lui avaient volé son enfance. Aussi, lorsque Clara et son frère l’interrogeaient par exemple sur ce qu’elle faisait de son samedi après-midi, Justine se sentait attaquée et répondait avec agressivité que cela ne les regardait pas.

Du fait des réactions de Justine, Clara a grandi en s’identifiant à une personne souhaitant dévorer les autres, autrement dit à une agresseur.

Quand Basile décline ses propositions sans justification, elle se sent non seulement rejetée mais aussi coupable d’être intrusive et s’identifie, par remémoration inconsciente des réactions de sa mère, à un monstre. C’est pourquoi, ce type de situations lui est insupportable et suscite chez elle de l’anxiété ou des états dépressifs.

Clara cherche à tout prix à se faire aimer par celui qui la rejette.

Au début de la relation, Clara est hésitante car elle trouve parfois les moments passés avec Basile ennuyeux et n’est pas sûre d’apprécier son style de vie. Si elle en vient à penser être amoureuse c’est parce qu’elle se sent mal quand Basile décline ses invitations. Comme elle ne comprend pas ses émotions, elle cherche à leur donner du sens en puisant dans le stock de représentations collectives disponibles : elle voit un homme qui lui dit ne pas être disponible sans donner davantage d’explications, cela doit être parce qu’il voit une autre femme et c’est sans doute pour cette raison qu’elle est si vulnérable.

C’est aussi à partir de ce moment-là qu’elle devient très fortement affectée par les comportements de Basile et développe une forme de dépendance affective : ses émotions sont quasi-entièrement déterminées par ce que fait et dit son partenaire. Car pour Clara, obtenir des preuves que Basile l’aime est une nécessité.

Le fait d’avoir été « rejetée » par Basile (ou de s’être sentie rejetée, mais il ne s’agit pas là seulement d’une sensation – de fait Basile a peur de ne plus exister s’il s’engage dans des relations impliquant une forte intimité) lui rappelle inconsciemment les fois où elle a été rejetée par sa mère qui, épuisée par ses tâches parentales et apeurée par la perspective de devenir dépendante de ses enfants, pouvait se montrer brusquement froide et indisponible affectivement. En tant que très jeune enfant, Clara percevait en cas de rejet de la part de sa mère une menace de mort – si ses principales figures d’attachement, en l’occurrence sa maman puisque son père est très peu présent, font défection, elle ne peut se débrouiller toute seule et risque de mourir. Ces souvenirs sont traumatiquesau sens où ils ne sont pas inscrits dans sa mémoire biographique. Ainsi, dès lors qu’une situation rappelle ces expériences précoces de rejet, Clara ressent les mêmes émotions de peur, de panique et de détresse que celles qu’elle pouvait éprouver petite, quand bien même elle est aujourd’hui adulte et dispose de ressources. C’est comme si pour exister elle avait besoin d’être aimée par Basile. Un produit de la reviviscence.