Relations toxiques et blessures d’attachement

De nombreux et nombreuses patient.es se demandent quelles sont les causes de la dépendance affective en amour, voici un petit article pour apporter des pistes de réflexion.


La fiction clinique du point de vue de Calypso : L’aura des décombres


Calypso est la fille d’un comédien et d’une chorégraphe. Lorsqu’elle a 3 ans, sa mère retombe enceinte mais avorte, ayant détesté sa première grossesse, les effets sur son corps et le chamboulement que la naissance d’un enfant a provoqué dans sa vie quotidienne. Son père vit très mal cet avortement avec lequel il était en désaccord. À la suite de cet événement, il s’éloigne progressivement du foyer familial, sortant beaucoup avec ses collègues et intensifiant sa consommation d’alcool. À partir de ce moment-là, il rentre souvent ivre le soir et se met alors très aisément en colère, insultant et frappant même parfois sa conjointe. Réveillée par les cris, Calypso assiste, depuis le couloir, à ces scènes de violence et se réfugie sous sa couette, serrant son doudou koala contre elle.

Huit ans après sa naissance, ses parents se séparent. Quelques mois après la rupture, son père, Hugo, s’installe avec une costumière, Cassandre, rencontrée en tournée avant d’avoir avec elle deux garçons. Calypso vit avec sa mère, Lucile, chorégraphe reconnue, qui a la possibilité de monter des spectacles à Paris et qui dispose ainsi d’une plus grande stabilité géographique que son ex-conjoint.

Dès le départ d’Hugo, Lucile replonge dans la dépression. La naissance de Calypso l’avait profondément ébranlée, remettant en cause son statut social et l’image qu’elle se faisait d’elle-même et la contraignant à arrêter la danse (après sa grossesse et son accouchement compliqué, elle se sent dépossédée de son corps). Un suivi thérapeutique, le soutien financier de ses parents et les encouragements de son conjoint lui avaient permis d’aménager son métier et de devenir chorégraphe. Cependant, quelques années plus tard, son rôle de mère monoparentale et les responsabilités qui l’accompagnent la submergent et réactivent sa dépression.

Lucile est dès lors facilement irritable et se met régulièrement et subitement en colère contre Calypso. Éprouvant une forte culpabilité a posteriori, elle propose à sa fille des sorties shopping, des soirées sushis-films ou lui propose d’inviter ses copines de venir passer le week-end avec elle. Cependant, ces activités la fatiguent et, épuisée, à bout de forces, elle s’énerve de nouveau fréquemment et reproche à Calypso ses comportements, ses attitudes ou ses opinions.

Calypso voit peu son père et se sent exclue de la famille qu’il forme avec sa nouvelle compagne et ses deux fils. Ce sentiment d’exclusion se renforce d’autant plus à partir du moment où l’aîné de ses frères commence à faire des crises d’épilepsie. Dépassé.es par le trouble de leur fils et profondément inquiet/ète, Hugo et Cassandre font tout pour que celui-ci ne se mette pas en colère, ayant repéré qu’un mécontentement de sa part favorisait les crises. Se sentant déjà rejetée, Calypso cherche à éviter d’être tenue responsable du mal-être de son demi-frère et s’habitue à dire à chacun.e ce qu’il ou elle a envie d’entendre. Ses peurs sont d’ailleurs exacerbées par les discours de sa mère, qui se désole qu’il ne soit pas un « vrai » père pour elle et qu’il privilégie ses frères. Les visites de Calypso s’espacent de plus en plus. Au cours de son adolescence, elle finit par passer seulement une soirée par mois avec lui au théâtre pour voir des pièces expérimentales qu’elle n’apprécie pas vraiment mais qui sont valorisées par l’entourage de ses parents.

De fait, Calypso grandit en étant plongée dans le monde artistique. Les ami.es de sa mère sont danseurs/euses, metteurs/euses en scènes ou acteurs/rices et ont donc des horaires de travail variables et atypiques. Lorsque sa mère travaille, ce sont elles et eux qui viennent la chercher à l’école et s’occupent d’elle le soir. Seule Justine, une amie de sa mère devenue professeure de danse, a un enfant, une petite fille de deux ans plus jeune. Ainsi, Calypso passe la plus grande partie de son temps entourée d’adultes qui boivent des bières et fument des joints en lui faisant découvrir des films d’auteur comportant des scènes de sexualité explicites ainsi que des personnages tourmentés, violents, déprimés et souffrant d’addiction.

Au collège et au lycée, Calypso est surtout copine avec des camarades de classe dont les parents sont ingénieur.es ou cadres dans le privé et dont le quotidien est rythmé par des règles précises (pas de sortie en semaine et pas de sortie après minuit le week-end, pas d’alcool, pas de cigarette…). Elle passe le plus de temps possible chez elles et envie la structure de leur cadre de vie. C’est lors de vacances passées chez sa meilleure amie qu’elle découvre, par l’intermédiaire du père, la biologie cellulaire et qu’elle décide de poursuivre ses études en classes préparatoires BCPST. Déçu.es qu’elle ne s’intéresse pas davantage à l’art, ses parents déplorent ses choix. De leur point de vue, elle opte pour une « vie bien chiante » finira en « épouse rigide et coincée qui a trois gosses et se couche tous les soirs à 22h30 ».

Après une première relation sérieuse de 5 ans avec un étudiant de sa promotion à Agro ParisTech, qui s’achève d’un commun accord face à la divergence de leurs projets de vie (Esteban souhaite étudier la vie de tortues de mer dans le Pacifique), Calypso s’inscrit sur une application de rencontres. Elle fait plusieurs dates non concluants avant de rencontrer Sacha. Le premier rendez-vous se passe comme dans un rêve. Elle le trouve passionnant, pense partager avec lui de nombreux points communs, et éprouve immédiatement une forte de tendresse à son égard.

Moins d’un mois après leur rencontre, Calypso vit son premier après-midi d’angoisse. Alors que Sacha lui avait donné rendez-vous au cinéma Saint-André-des-Arts pour regarder ensemble un vieux film, il ne vient pas. Calypso lui envoie plusieurs messages sans oser l’appeler et finit par l’attendre dans la salle. Très angoissée, elle sort avant la fin de la séance et part se réfugier chez sa meilleure amie, Lila, pour pleurer. À 20h, elle a décidé de ne plus le revoir et de passer à autre chose. Elle a d’ailleurs trois nouveaux matchs sur Bumble et une discussion bien avancée avec l’un d’entre eux. À 21h, Sacha lui envoie un message dans lequel il se confond d’excuses – il est en gueule de bois et a dormi tout l’après-midi. Il lui propose de la voir le lendemain. Déboussolée, Calypso ne répond pas immédiatement. Sacha continue de lui envoyer des textos dans lesquels il propose des films à voir sur UniversCiné et lui demande de choisir parmi plusieurs recettes pour le dîner du lendemain soir. Calypso se souvient des lendemains de soirées des ami.es de sa mère qui venaient avec une très forte migraine, la nausée et complètement décoiffé.es. Elle comprend ce qui s’est passé et excuse Sacha. À 23h30, Calypso lui répond par l’humour, sans formuler aucun reproche et nie avoir été blessée : si elle-même ne lui a pas répondu immédiatement c’était qu’elle était en soirée et n’avait pas consulté son téléphone. Mais elle salive à l’idée de déguster son risotto aux champignons. La réalité est pourtant toute autre : Calypso est restée jusqu’à 23h20 chez Lila à analyser les textos de Sacha et à confronter plusieurs interprétations possibles pour faire sens de ses comportements.

À partir de ce samedi-là, Calypso vit scotchée à son portable, dans l’attente d’un message de Sacha et craignant toujours une annulation de leurs rendez-vous. Début novembre, tandis qu’elle lui parle par texto du déménagement de son ex dans les îles Samoa et que la conversation dérive sur la question de l’engagement et du couple, Sacha réplique qu’il fuit l’attachement émotionnel avant de ne plus répondre et de disparaître 15 jours sans donner aucune nouvelle. Angoissée, Calypso le relance plusieurs fois puis restant sans nouvelle, considère que leur relation est terminée.

Deux semaines plus tard, Sacha lui propose de venir dormir chez lui : il a été très occupé ces derniers temps mais souhaite la revoir le plus vite possible. Elle lui fait alors remarquer de tels comportements de ghosting ne sont pas corrects. Il s’énerve lui reprochant de le « coller » et d’être trop « dépendante ». Calypso commence une thérapie afin de « résoudre son problème de dépendance affective » et s’efforce de lui en demander le moins possible.

Les semaines passent avec une nouvelle routine : Sacha et Calypso se voient plusieurs fois par semaine chez elle ou chez lui pour regarder des films et surtout pour avoir des rapports sexuels. Calypso propose à Sacha de partir un week-end en Normandie dans la maison que lui prête une amie de sa mère. Il accepte mais le mercredi précédent le voyage, il rompt sans plus d’explications qu’un message dans lequel il écrit penser qu’il vaut mieux s’arrêter là.

Calypso part avec Lila et passe le week-end à analyser sa relation avec Sacha. Elle arrive à la conclusion qu’il s’est servi d’elle et rentre avec la résolution d’oublier ce « con ». Mais celui-ci l’attend devant chez elle avec un cadeau et la relation reprend, cette fois-ci de façon plus officielle : l’étiquette « couple » est posée.

Pendant quelques jours, Calypso pense que les problèmes sont résolus. Il dort chez elle presque tous les jours de la semaine et prend ses petites habitudes. Le vendredi, il sort avec ses copains et ne lui donne pas de nouvelle avant dimanche soir. Les crises d’angoisse reprennent. Les périodes d’éloignement puis de réconciliation alternent encore durant plusieurs mois.

Un soir, après s’être confié sur sa famille, Sacha éjacule rapidement et demande à Calypso si elle a eu le temps de jouir. Elle lui répond que non, espérant qu’il la caresse. Mais celui-ci se met outrageusement en colère, lui reprochant d’être mal épilée et d’avoir saigné. Il dit avoir été dégoûté et préféré accélérer pour se débarrasser de cette corvée. Calypso éprouve honte, culpabilité et se déteste. Elle pleure toute la nuit et exaspéré, Sacha finit par lui demander de partir. Calypso rentre effondrée et reste une semaine enfermée chez elle sans sortir. Lila l’emmène chez le médecin généraliste pour qu’elle prenne des antidépresseurs. Calypso resort avec de la Sertraline, des somnifères et des séances de kiné. Progressivement, elle reprend, au cours des deux mois suivants, des forces et s’inscrit à un cours de boxe pour se reconnecter avec son corps et développer sa colère.

Après avoir très fortement espéré que Sacha la recontacte, Calypso s’habitue progressivement à cette nouvelle vie calme et émotionnellement stable. Cependant, lorsque Sacha la rappelle pour lui proposer de discuter autour d’un thé, elle accepte. Puis elle se laisse embrasser sans opposer aucune résistance quand Sacha lui demande pardon, penaud, évoquant même l’idée de consulter un.e psychologue.

Les deux années suivantes se poursuivent sur le même modèle. Calypso est très régulièrement blessée par ce que dit ou fait Sacha. Elle en déduit qu’il l’instrumentalise en se servant d’elle comme un objet sexuel et plus généralement comme un antidépresseur. Et décide de prendre ses distances. Puis, Sacha s’explique, s’excuse, se montre très attentionné à son égard et lui fait comprendre qu’elle est l’unique personne qu’il n’ait jamais aimée. Calypso change de cadre interprétatif : il l’aime mais est malheureusement profondément blessé par son passé, qu’elle ne comprend pas vraiment mais qu’elle devine difficile.

Le rythme de l’alternance de ces deux lectures – « c’est juste un vieux keum qui m’utilise » vs. « il m’aime mais le pauvre est traumatisé » – s’intensifie de plus en plus, si bien que les montagnes émotionnelles de Calypso finissent par susciter chez elle un état d’angoisse permanent. Elle passe la dernière année quasi continuellement malade, enchaînant gastro, grippe, laryngite… Un jour, elle se rend chez son médecin traitant et découvre qu’elle a perdu en un an une dizaine de kilos. Le regard affolé de son généraliste produit un électro-choc : elle se sent en danger et ressent le besoin de fuir à tout prix. À bout de forces, elle rompt définitivement, le bloquant sur les réseaux sociaux, sur sa boîte mail et sur son téléphone.

 

Les mécanismes à l’œuvre

Les racines


Au cours de son enfance, Calypso a vécu elle aussi plusieurs types de traumas :

  • Des traumas répétés en tant que témoin à un âge très précoce (entre ses 3 et ses 8 ans) de violences verbales et physiques de son père sur sa mère qui l’a conduite à développer un un sentiment de méfiance, y compris vis-à vis de ses proches qu’elle perçoit comme des menaces potentielles. Depuis lors, Calypso se heurte à des difficultés pour faire confiance aux autres.

  • Des traumas relationnels (ou blessures d’attachement) liés à l’instabilité émotionnelle des personnes de son entourage. L’imprévisibilité de sa mère d’une part (éruption non anticipée de colère, enthousiasme inattendu etc.) et celle de son demi-frère d’autre part. Grandissant dans un climat incertain, Calypso s’est habitué à scruter ses interlocuteurs/rices de façon à décoder leurs émotions et à s’ajuster le mieux possible à leurs attentes de façon à éviter les crises.

  • Des traumas relationnels (ou blessures d’attachement) liés au sentiment qu’elle a eu d’avoir été abandonnée par son père à partir du moment où celui-ci a eu des enfants avec sa nouvelle compagne. Calypso s’est ainsi forgé la croyance selon laquelle elle ne serait pas digne d’être aimée.

  • Des traumas relationnels (ou blessures d’attachement) liés aux nombreuses critiques émises par ses parents à propos de ses goûts, de ses fréquentations et de son style de vie jugés « bonnets de nuit ». L’accumulation de tels jugements négatifs a fini par lui transmettre la croyance selon laquelle elle n’aurait pas de valeur.

 

Les répercussions de ces traumas sur Calypso en général

En réaction, Calypso a développé une hypervigilance et une empathie exacerbée. En décryptant les émotions et pensées de ses interlocuteurs/rices, elle a pu éviter les conflits et donc la violence. Pour se protéger, elle s’est parallèlement forgé un caractère aux antipodes de ceux de ses parents : elle est raisonnable, organisée, rigide, déprécie les fêtes tardives, l’alcool, les stupéfiants et les grandes dépenses. Dans le même temps, elle a alors développé un sentiment durable de culpabilité, convaincue par loyauté familiale que ses manières d’être, d’agir et de penser n’étaient jamais assez bien et qu’elle était en conséquence responsable des émotions et attitudes négatives des autres (tristesse, colère, mépris, rejet…). Aussi, elle dispose d’une faible estime d’elle-même et reste persuadée que, si elle ne cache pas qui elle est, personne ne l’aimera.

 

Comprendre la relation avec Sacha


L’attirance que ressent, au départ, Calypso à l’égard de Sacha résulte de ce que celui-ci incarne : un homme « intellectuel » qui aime le théâtre et la littérature (tandis qu’elle considère être elle-même dépassée par l’art, trop « terre-à-terre » pour comprendre les métaphores). Un homme qui, en outre, fait souvent la fête, consomme de l’alcool et des stupéfiants de manière régulièrement excessive (tandis qu’elle apprécie plutôt les soirées en petit comité, à jouer à des jeux de société ou à décider des prochains circuits de randonnée, tout en sirotant des jus de fruit). Autrement dit, Sacha cumule des manières d’être, d’agir et de penser que Calypso n’a pas mais qu’elle a apprises à valoriser.

Lorsque Sacha commence à adopter des comportements incompréhensifs (ghosting momentané, faux bonds, reproches blessants, méchancetés…), Calypso, plutôt que de mettre un terme à la relation, outrée par de telles conduites, rentre dans un engrenage en devenant de plus en plus dépendante de ce que Sacha dit, pense ou fait. Convaincue de ne pas valoir grand-chose, elle croit inconsciemment que les attitudes de Sacha sont de sa faute à elle : il n’agirait pas ainsi avec quelqu’une d’autre. S’il ne prend pas mieux soin d’elle, c’est – elle se dit – parce qu’elle est trop bête, trop immature, trop bonnet de nuit, trop ceci, pas assez cela. L’objectif devient alors de s’améliorer. Et Calypso passe des heures à repenser à ses moindres paroles et gestes afin de repérer ce qu’elle a pu mal faire.

Après la rupture qui s’est ensuivie de l’épisode de l’éjaculation rapide, Calypso s’est sentie si mal que cet événement a marqué un point de rupture. Avec l’aide de ses amies et de sa kiné, Calypso a brutalement changé de mindset : « si je ne pense pas que j’ai de la valeur, personne ne le pensera pour moi, et je risque de me faire déchiqueter ». Lorsque la relation reprend, elle est alors davantage consciente de ce qu’elle apporte à Sacha.

Néanmoins, elle a toujours cette tendance à se décentrer d’elle-même pour comprendre le point de vue des autres ainsi que ce qui les a conduit.es à agir ainsi. Au cours des deux années suivantes, Calypso est tiraillée entre plusieurs cadres interprétatifs qui ne cesse de lui faire changer d’avis sur la démarche à suivre.

C’est finalement un instinct de survie quand elle atteint un état de mal-être tel que sa santé physique en pâtit qu’elle quitte la relation. 

 

Le mot de la fin

 
Les relations d’emprise amoureuse peuvent se lire avec les lunettes du genre : les représentations sociales, les stéréotypes contribuent à les entretenir (c’est en l’occurrence ce qui permet à Sacha de se sentir légitime à lui reprocher d’être « collante », « dépendante ») …

Mais les lunettes de la psychologie aussi… On a vu dans l’article précédent que les comportements « chaud-froid » des relations renvoyaient sans doute en partie à l’alternance dissociation/reviviscence.

Cette fiction clinique nous invite cette fois-ci à envisager la tolérance aux comportements « chaud-froid » comme le produit de blessures d’attachement vécues au cours de la jeunesse qui lèguent de fausses croyances concernant sa propre valeur et celle des autres ; et de traumas encourageant l’empathie comme arme de défense.

 

Cet article avait pour objectif d’apporter des pistes de réflexion à la question que se posent de nombreux et nombreuses patient.es : quelles sont les causes de la dépendance affective en amour.
Si cette question est difficile pour vous n’hésitez pas à prendre rendez-vous, ma pratique de la sociothérapie vise spécifiquement à adresser ces types de questionnements.