« Mon copain est distant…Je ne comprends pas pourquoi »
Plusieurs de mes patientes sont arrivées en consultation avec cette problématique… Et c’est pour elles que j’ai décidé de publier cet article…
Dans un précédent article sur les relations d’emprise amoureuse, j’évoquais le fait que bien souvent, les personnes concernées avaient de grandes difficultés à quitter ces relations quand bien même elles étaient à bout de forces. Je mettais également en avant le fait qu’elles se heurtaient à de grandes difficultés pour faire le deuil une fois ces relations terminées parce qu’elles hésitaient constamment entre deux cadres d’analyse : mon ou ma partenaire est « toxique » (manipulateur/rice, pervers.e narcissique, méchant.e…) ou mon ou ma partenaire va très mal parce qu’elle ou il a vécu des trucs horribles dans sa vie. Je soulignais le fait qu’il était en effet extrêmement difficile de trancher pour l’un ou l’autre de ces cadres interprétatifs car les deux propositions étaient vraies : le ou la partenaire souffre énormément et ces souffrances le font agir de façon « toxique », c’est-à-dire le conduisent à se comporter de manière violente et inacceptable.
Dans le précédent article je n’avais pas développé le lien entre le vécu difficile (et ça peut être un euphémisme, parfois ce sont de réelles horreurs) et les conduites violentes adoptées par la suite. L’une des principales raisons est que je n’y voyais pas encore complètement clair. En utilisant les concepts sociologiques, je me disais : la personne a vécu plein de violences, elle s’est sentie infériorisée et/ou déstabilisée du point de vue de son identité, donc pour survivre elle renvoie la violence contre les autres. Je ne saisissais pas bien le mécanisme de ce transfert de violence. Depuis j’ai continué à lire et suivre des cours en psychologie et je crois que la mobilisation de certains outils permet d’affiner la compréhension de ce phénomène.
Une fiction clinique pour mieux comprendre : L’étau du passé
Pour que cela soit plus simple, prenons un exemple fictif (il combine plusieurs cas rencontrés, à la fois d’enquêté.es qui ont vécu des relations d’emprise amoureuse et de patient.es qui ont vécu les expériences traumatiques).
Sacha est le deuxième enfant d’une fratrie de trois. Il a un grand frère, Théo, de trois ans son aîné, et une petite sœur, Alba, qui est plus jeune de deux ans. Il a vécu avec ses parents dans un milieu économiquement privilégié – son père est journaliste et sa mère cadre dans les assurances. Ses parents ont divorcé lorsqu’il avait 14 ans.
Au cours de son enfance, Sacha admire beaucoup son père mais entretient avec lui une relation distante : celui-ci est très fréquemment absent et son humeur changeante. Lorsque Sacha est adolescent, son père connaît un licenciement économique et demeure deux années au chômage ; période durant laquelle son trouble d’usage de l’alcool et sa dépression s’intensifient. Il est alors désagréable, jugeant et rentre parfois ivre avec de très jeunes femmes chez lui dont il parle de manière méprisante et sexiste dès le lendemain.
Sacha est en revanche très proche de sa mère qui a un trouble d’attachement anxieux ayant elle-même vécu de la négligence de la part de ses propres parents. Sacha fait du bien-être de sa maman une priorité absolue et pense qu’il n’a pas le choix : il ne veut pas lui faire de la peine et se sent terriblement mal lorsqu’elle est contrariée. Sa vie est donc rythmée par ses appels, messages et invitations diverses à des événements familiaux.
À l’âge de 7 ans Alba subi des violences sexuelles de la part du mari de sa grand-mère et Sacha, alors âgé de 9 ans, est témoin de ces violences et ne dit rien (parce qu’il a peur : de cet homme, d’être associé à ces actes infâmes, des répercussions qu’une telle révélation pourrait avoir sur sa mère et sa famille). Alba développe un trouble de stress post-traumatique (qui n’est pas diagnostiqué comme tel) et reçoit une panoplie de diagnostics : trouble borderline, trouble bipolaire, dépression, trouble d’usage de l’alcool et du cannabis. Sacha, lui, ne reçoit aucun diagnostic car il n’a aucun lien avec le monde médical de la santé mentale. Les troubles d’Alba étant plus impressionnants que les siens, il continue à vivre en camouflant ses symptômes. Les violences sexuelles ne seront jamais évoquées. Alba tout comme Sacha et Théo continueront à voir leurs grands-parents régulièrement, aux fêtes d’anniversaire, de fin d’année et certaines vacances.
Sacha oublie complètement ces violences et poursuit sa vie. Cependant, il se sent constamment coupable et ne peut en conséquence supporter qu’on lui adresse des reproches, souffre d’une phobie sociale et ressent très rarement de la joie si son état de conscience n’est pas altéré par l’absorption de substances. Il gère son mal-être par la consommation de cannabis et d’alcool.
Après une relation on-and-off de 6 ans, Sacha rencontre Calypso via une application de rencontre. Après quelques semaines de dates, elle et il se mettent en couple. Au cours de cette période, Sacha se montre très attentionné, doux et couvre Calypso de compliments : il lui dit qu’elle est « unique », « spéciale », et qu’il n’a jamais ressenti ce qu’il éprouve avec elle.
Un mois plus tard toutefois, la relation se détériore. Il refuse toutes activités en extérieur ; est de moins en moins disponible (bien qu’il habite dans une autre ville que ses parents, sa famille continue d’être omniprésente dans sa vie par ses appels, ses messages quotidiens, ses visites à Paris…) ; disparaît parfois pendant plusieurs jours ; esquive toute situation conflictuelle et se montre subitement méchant lui reprochant de le « coller » et de lui « en demander trop » lorsqu’elle insiste pour comprendre ce qui ne va pas. Leur première rupture a lieu une semaine avant leur départ pour un week-end en Normandie. Calypso part seule avec une amie. À son retour, il l’attend devant chez elle avec un cadeau et la supplie de lui pardonner son erreur. La relation reprend. Les premiers jours sont identiques au début de leur histoire mais rapidement, Sacha reprend ses distances.
Un soir, quelques mois plus tard, tandis qu’il lui demande si elle a eu le temps de jouir et qu’elle répond non, il se met en colère et lui reproche d’être mal épilée et d’être sale car elle a légèrement saigné. Elle pleure toute la nuit devant lui avant qu’il lui demande de partir. Aucun.e des deux ne se rappelle au cours des jours suivants, et la relation s’arrête ainsi. Après deux mois, Sacha s’excuse : il ne sait pas ce qui lui a pris, son travail le stresse mais il ne veut pas la perdre. La relation recommence.
Un an après leur rencontre, il lui demande d’ouvrir la relation. Elle ne veut pas mais finit par accepter car il rencontre des problèmes d’érection et souhaite qu’il se rende compte par lui-même qu’elle n’y est pour rien. Au cours de cette période, Calypso n’a pas d’autres partenaires sexuels. Sacha, quant à lui, a deux relations d’un soir – l’une avec une jeune femme rencontrée sur Bumble et l’autre lors d’une soirée alcoolisée – qu’il raconte en détails à Calypso tout en lui affirmant que ces expériences étaient nulles et gênantes, et que rien ne ressemble à ce qu’il connaît avec elle. Calypso lui propose dès lors de refermer la relation, ce qu’il refuse. Frustrée, elle lui réplique qu’elle ne souhaite pas de relation libre, qu’il l’aime, que les rapports sexuels qu’il a en dehors de leur relation n’ont visiblement aucun intérêt et qu’ils servent juste à le rassurer qu’il ne dépend pas d’elle, qu’il est libre, qu’il peut plaire… Elle ne sait pas exactement mais l’enjoint à faire un travail sur lui. À la suite de ce discours, Sacha devient muet avant de conclure qu’il ne l’a jamais aimé. Elle part blessée en lui laissant ses clés et en reprenant la brosse à dent qu’elle avait laissé chez lui. Sacha lui renvoie quelques messages pour prendre de ses nouvelles et Calypso finit par revenir sur sa décision. La relation se poursuit par intermittence encore un an. Calypso finit par le quitter en lui disant qu’elle n’en peut plus et qu’elle va y laisser sa peau si elle reste.
Trois ans passent. Un samedi soir, il rencontre par hasard Aurore, la meilleure amie de Calypso, qu’il n’a jamais revue, et en profite pour lui demander de ses nouvelles. Il apprend qu’elle a changé de travail il y a deux ans car son manager la harcelait sexuellement et moralement. Cette nouvelle déclenche chez lui sa première crise d’angoisse. Après des heures d’attente aux urgences (il croit faire une crise cardiaque), il rentre chez lui déboussolé et explique son état de panique par son travail et son manque de sommeil.
Dans les jours qui suivent cependant, les crises d’angoisse se multiplient et s’accompagnent bientôt de flash : des souvenirs des violences sexuelles subies par sa sœur lui reviennent.
Quelques commentaires
Dans ce cas fictif, Sacha cumule plusieurs types de trauma lourds et complexes. Cela n’est pas toujours le cas, heureusement ! Un seul trauma « suffit » à produire les effets développés par la suite. J’ai choisi d’en articuler plusieurs pour donner à voir plusieurs types de traumas pouvant être à l’origine de dissociation (il y en existe évidemment d’autres, mais je crois que notre pauvre Sacha en a déjà vécu suffisamment…)
Afin de ne pas complexifier la compréhension de la note, je ne présente pas la trajectoire de Calypso et je ne parle donc pas de ses propres traumas (pourtant intéressants pour comprendre pourquoi elle est restée engagée aussi longtemps dans cette relation d’emprise) – ce sera pour un prochain article.
Analyse des mécanismes à l’œuvre
Au cours de son enfance, Sacha a vécu deux types de trauma :
- Des traumas relationnels :
Des traumas dus à des négligences émotionnelles puis médicales : ses parents n’ont pas répondu à ses besoins fondamentaux (que ce soit en termes de soutien émotionnel, de réconfort et d’attention, ou en termes d’accès à des soins médicaux pour soigner son trouble dépressif) ce qui l’a conduit à développer un sentiment d’abandon. Ses parents ont très probablement fait de leur mieux et n’ont pas choisi de négliger Sacha. Néanmoins, leurs propres traumas non résolus, les troubles développés par Alba et leur incapacité à questionner leur origine les ont empêché.es d’accorder l’attention nécessaire à Sacha pour qu’il puisse développer des liens d’attachement secure.
Des traumas relationnels liés aux critiques et aux humiliations de son père lorsque celui-ci était ivre qui l’ont conduit à développer un sentiment d’insécurité et l’impression qu’il ne peut compter que sur lui-même, et à se trouver nul et sans valeur.
Des traumas relationnels résultant d’une emprise exercée par sa mère (ayant elle-même un trouble d’attachement anxieux) qui l’ont conduit à voir les autres et le monde extérieur comme des menaces et à développer des difficultés à ériger des frontières avec les autres sans s’isoler complètement.
- Des traumas sexuels
En tant que témoin de violences sexuelles sur sa petite sœur qui lui ont légué un fort sentiment de culpabilité et de honte (d’être associé à ces histoires « lugubres », de n’avoir rien dit…).
- Stratégie de défense : la dissociation
Pour survivre, Sacha s’est dissocié, c’est-à-dire qu’il s’est déconnecté de manière durable de ses pensées, de ses émotions, de ses souvenirs afin de créer une distance mentale entre lui et les expériences vécues. Cet état de dissociation provoque selon les cas plusieurs types de symptômes : un sentiment de détachement émotionnel, l’impression d’avoir des « trous » dans ses souvenirs, la perte de la notion du temps (le temps passe très vite ou au contraire très lentement), le sentiment de vivre dans un brouillard, des difficultés à se concentrer ou à se souvenir d’événements quotidiens ou encore des comportements automatiques (où la personne fait des choses sans s’en rendre compte)
Dans son cas, cet état de dissociation l’a conduit à développer un syndrome dépressif et des addictions mais l’a protégé de situations émotionnellement insoutenables.
- Les répercussions de la dissociation
Avant que la capsule dissociative explose
Comme souvent avec les personnes dissociées, Sacha alterne entre cet état de déconnexion et un état de reviviscence lorsque des éléments lui rappellent inconsciemment les trauma vécus. Dans ces situations-là, Sacha est sur le point de vivre toutes les émotions désactivées des traumas précédents et adopte tous les mécanismes de défense qu’il a à sa disposition : fuite (disparition pendant quelques jours) ; combat (remarques méchantes) ou freeze (figement) (incapacité à interagir).
Pour les personnes ayant vécu des traumas d’attachement (emprise, négligences, maltraitance…), toutes relations d’intimité est susceptible de raviver le trauma car être proche de quelqu’un.e c’est être affecté.e par ce qu’il ou elle fait. Or les expériences leur ont enseigné que les relations de proximité étaient synonymes de danger.
Ainsi, lorsque Sacha se sent trop proche de Calypso, il se sent en danger et cherche à se défendre : si c’est possible il fuit (disparaît pendant quelques temps), s’il est en face d’elle il se fige (ne répond pas aux reproches et n’entre jamais dans un conflit ouvert), et si elle insiste il combat (en devenant méchant voire violent).
Une fois la menace disparue (après une rupture ou un éloignement), Sacha rentre de nouveau en état dissociatif, de déconnexion et de dépression. Il cherche à nouveau à sentir quelque chose et cherche à reprendre la relation ou à en entamer une nouvelle (comme c’est le cas avec Calypso après les 6 années de on-and-off avec son ex).
Evénement choc
Par sa proximité avec les violences sexuelles subies par sa sœur dans son enfance qu’il n’a pas dénoncées, le harcèlement sexuel vécu par Calypso alors qu’il était en couple avec elle fait « exploser » sa capsule dissociative : il a soudainement des flashbacks dissociatifs. C’est toujours le problème avec la dissociation… À tout moment, des mécanismes de reviviscence peuvent s’enclencher….
Le mot de la fin (avant la prochaine note)
Les relations d’emprise amoureuse peuvent se lire avec les lunette du genre : les représentations sociales, les stéréotypes contribuent à les entretenir (voir le dernier article)…Mais les lunettes de la psychologie aussi… Et si le chaud-froid des relations renvoyait à l’alternance dissociation/reviviscence ? Une piste que je vais continuer à creuser…
Cet article avait pour objectif de donner quelques pistes de compréhension pour les patientes qui sont face à cette problématique : « Mon copain est distant…Je ne comprends pas pourquoi »
Si vous êtes dans une situation proche de celle de Calypso, n’hésitez pas à prendre rendez-vous pour retrouver un peu de sérénité, ma pratique de la sociothérapie est spécifiquement pensée pour adresser les difficultés dans la sphère amoureuse ou sexuelle 🙂