Chapitre 8 – Nina

Il s’agit de la seconde partie du feuilleton psycho-sociologique. Dans cette partie, retrouvez le récit d’une même soirée étudiante du point de vue de chaque personnage…

Après Joseph, passons à Nina.

Depuis le couloir Nina voit son père, assis à la table du salon qui feint de travailler. Il attend qu’elle parte pour se branler devant le boule de Zoé. La première fois qu’elle l’a aperçu sur Stripchat ça l’a répugné. Maintenant, elle s’est habituée. Elle trouve son père pathétique mais elle est flegmatique. Pour un gars si paumé, les camgirls, finalement ça lui paraît même une bonne idée. Après tout pourquoi pas ? Si ça lui permet d’être plus sympa. Elle n’a pas l’esprit étriqué, et puis elle déteste les gens coincés. Bien sûr, ils n’en ont jamais parlé. Elle le méprise déjà suffisamment. Pas la peine d’en rajouter en écoutant ses justifications machos. Elle se contente de fredonner pour marquer son arrivée. Dans la pénombre l’écran allumé change de couleur à son entrée.

 

Son rouge à lèvres est trop voyant. Ce n’est plus sexy mais slutty. Elle passe furtivement pour récupérer un mouchoir. Il faut estomper. La technique du bisou, c’est l’une des rares choses que sa mère lui a appris quand elle n’était pas encore complètement assommée par ses mélanges de Xanax et de Paroxétine. Demi-tour pour s’enfermer dans la salle de bain. Ses lèvres sont pulpeuses, ça lui plaît. Du fond de teint, un peu de mascara, et c’est tout. Son visage est commun, un poil grossier. Elle mise tout sur son décolleté. Parce que ses seins sont stylés, elle le sait. Ses fesses rebondies aussi font bander. Ça aussi, elle le sait. Elle est quasi-prête, elle va bientôt décoller. Cet appart est lugubre, elle a hâte de se tirer. Sa chatte la gratte. Quel enfer ! Elle frotte vigoureusement. Il n’y a que la douleur qui permet de calmer ces démangeaisons. Elle aurait mieux fait de s’épiler. Et puis tant pis, un peu de crème apaisante fera l’affaire. Fleur de figuier, ça sent bon. Au cas où pour la soirée, on ne sait jamais. Elle a oublié d’acheter de l’alcool. Dans le frigo, elle trouvera bien une bouteille. C’est l’avantage d’avoir un père déprimé qui noie sa frustration dans la boisson.

 

Sa mère va bientôt rentrer de l’université. Comme tous les vendredis, elle sera exténuée. Après les étudiants trop agités, le small talk obligé, les collègues grincheux qui ne font que rouspéter, elle ne pense qu’à aller se coucher. Désenchantée. Aujourd’hui, la réunion de l’UFR et les violentes algarades n’ont rien arrangé. Et c’est sans compter les 1h10 de trajet dans le RER ou le métro bondés. Son père n’essaie même plus de converser pour lui changer les idées. Vingt ans que ça dure. Rien ne change. Ces histoires le gonflent au dernier degré. Il s’est réfugié dans le déni. Il ne daignera pas se lever et attendra qu’Anne-Lise propose de dîner pour la remarquer. Résignée. Nina ravale sa rancœur car ça ne sert à rien de grogner. Un vieux con. Plus rien à sauver. Elle se promet que, elle, le couple, jamais. C’est une meuf libre qui ne se laissera pas enfermée par un mec trop habituer à dominer.

 

-Désolée j’suis en retard. Ça fait longtemps qu’tu m’attends ?

-Non t’inquiète, j’viens d’arriver.

-Wow, t’es vraiment trop belle Chloé. J’adore ta robe. Et le bleu te va vraiment super bien. Tous les mecs vont vouloir te choper. Bon par contre… toujours en col roulé, même en été, on pourra pas t’changer. Tu m’fais rire. Tant mieux j’suis sur les nerfs. Y avait mon daron, maintenant il est en full TT mais ça l’empêche pas de rien glander. J’en peux plus. J’te jure il m’fait péter un câble. J’comprends pas pourquoi ma mère veut pas divorcer. C’est tellement absurde. Elle serait beaucoup mieux seule. Genre là elle a zéro avantage. Ils s’parlent jamais ou alors c’est qu’mon père râle. En plus elle a une tonne de corvées. Elle lui fait toujours à manger, elle le sert, elle repasse ses trucs. J’te jure parfois, ils sont assis dans le canapé et il lui dit « tu peux m’apporter mon livre ? » et elle le fait. Elle se lève et elle y va au calme. J’la comprendrai jamais.

-Elle l’aime tu crois ?

-Mais non ! J’pense qu’elle aime surtout l’idée de pas divorcer. De garder la famille au complet. Mais bon c’est grave con parce que moi j’préférerais qu’ils divorcent t’sais. Vivre sans mon père j’te jure ce s’rait l’rêve. Là c’est l’enfer. P’t’être quand j’s’rai partie et qu’y aura vraiment plus rien qui les reliera. Bref… J’ai vraiment tellement hâte de me barrer. Toi tes parents ils ont divorcé quand ? J’t’ai jamais demandé.

-Oula y a une éternité. J’avais 3 ans j’crois. J’ai aucun souvenir. Pour moi ça existe pas mes parents ensemble. J’ai vu des photos mais j’sais pas c’est tellement bizarre, limite ça m’paraît fake. Au moins ça m’a pas traumatisé. Mais du coup y a le truc chelou que moi j’arrive pas trop à comprendre les gens pour qui ce serait vraiment le drame que leurs parents divorcent. Au lycée, j’avais une amie qui soupçonnait son père de tromper sa mère et elle faisait des stratégies de malade pour que sa mère s’en rende pas compte. Moi j’étais un peu abasourdie. Ça me paraissait aberrant. Mais j’pense que ça doit être un truc d’enfant de divorcés de penser comme ça.

-Non mais j’t’avoue qu’moi c’est pareil. J’comprends pas du tout. À la place de ta pote au contraire j’le dirais à ma mère. En mode ton mec te trompe, casse-toi quoi. Mais j’pense que ça c’est lié à dans quelle mesure tu vois tes parents uniquement comme des parents. Enfin comme s’ils se résumaient à leur fonction. Ou si tu vois tes parents plus comme des personnes. Genre ma mère pour moi c’est une femme avant tout quoi. Du coup j’suis surtout outrée… en tant que féministe, j’ai le seum qu’elle se fasse à niquée à c’point par mon daron. À chacun de ses anniv j’lui offre des livres pour la conscientiser t’sais. Genre j’lui avais offert La passion du mariage pour lui montrer l’aspect construit du mariage. À Noël j’lui ai offert Le genre du capital – c’est sur les inégalités de genre au moment des divorces entre autres – pour la préparer. Et pour la fête des mères j’lui ai offert un livre sur la ménopause. J’me souviens plus l’nom, j’l’ai pas lu encore mais j’avais d’mander à la libraire des conseils et apparemment le livre montre bien comment à 50 ans tu peux changer de vie et t’épanouir. Et là y a un livre qui a l’air ouf, qui vient de sortir, faut qu’j’aille l’acheter. Notre famille & nous deux j’crois qu’ça s’appelle. Et ça parle de la charge mentale, du manque de temps personnel et tout. J’pense ça lui permettra de voir que ses difficultés sont méga répandues et p’t’être elle pourra déculpabiliser.

-Mdr y a vraiment que toi pour faire ça. J’adore.

-Ah y a Carmen qui d’mande si on peut acheter des citrons verts, du jus de melon d’eau et du soda au gingembre.

-Oula mais c’est quoi cette liste ? On va trouver ça où ?

-Carmen tout craché. C’est pour les cocktails. Y a un Monoprix près d’chez elle, j’pense qu’il y aura.

 

Nina regarde sur son GPS pour vérifier le chemin. Le message de Carmen la réjouit. La perspective de finir bourrée l’emplit de gaieté. Les ingrédients commandés la font jubiler. Elle a bien besoin de bons cocktails pour décompresser. Ce soir, elle va picoler. Oublier que son père est un obsédé, que sa mère est depuis longtemps démoralisée, que l’été va finir par arriver, que sa vie est absurde. Ce soir, elle va s’amuser sans penser à demain, au surlendemain ou à ce qu’elle fera mardi matin. Ce soir, elle va se défouler.

 

-Moi c’est clair que j’vois pas ma mère que comme une maman. Mais ça j’pense que ça dépend aussi de leurs comportements. Moi par exemple, ma mère j’la vois pas que comme une mère mais c’est surtout parce qu’elle me le f’sait bien sentir.

-Ah ouais comment ça ?

-Bah j’sais pas par exemple quand j’allais chez mon père et que j’l’appelais pour lui d’mander un truc. Elle m’disait toujours qu’elle était pas dispo. Genre « j’ai une vie. J’suis pas à ta disposition ».

-Ah ouais un peu intense quand même… Enfin elle te disait ça quand t’avais quel âge ?

-Ah bah tout l’temps. Ça a pas commencé à un âge précis.

-Mais c’est abusé ça par contre. ‘Fin pas voir tes parents que comme des parents c’est normal à notre âge mais à 10 ans c’est n’imp. C’est archi insécurisant. Genre quand t’es p’tit du dépend d’eux, donc c’est normal que si ça va pas la priorité ce soit de t’aider.

-Non mais j’suis d’accord. Mais elle a de ouf des problèmes d’attachement. Genre elle se sent tout l’temps abandonnée, elle a peur de pas être aimée et de s’faire avoir dans les relations. Du coup j’pense que c’était un peu pour avoir l’impression de pas s’faire marcher sur les pieds.

-Ouais ouais j’comprends. Mais en fait c’est inapproprié avec ton enfant quoi. Genre autant j’trouve c’est hyper important de pas s’faire dominer dans son couple par exemple, ou même avec tes potes mais ça s’applique pas pareil avec des enfants. Et surtout c’est bien d’être attentif mais après faut pas non plus exagérer et rejeter les autres pour bien montrer que t’es pas soumise t’sais.

-Ah oui c’est clair. J’pense qu’ça fait grave ça avec les personnes qui ont été sous emprise. Mais clairement dans l’idéal faut aller chez le psy régler ces problèmes pour éviter de le transmettre aux autres.

-T’as l’impression que ça t’a impacté du coup ?

-Ouais quand même. Déjà sur ma relation à elle. J’ai pas trop l’impression que je peux compter sur elle du coup. Enfin tu vois si j’ai une urgence j’l’appellerais pas direct. Parce que je sais qu’elle est occupée et qu’elle me le f’ra sentir.

-C’est chaud. Mais du coup t’appelles qui ? Tes potes ?

-Mmmh non pas trop, j’ai peur de les déranger là pour le coup. Si c’est urgent j’appelle ma psy.

-Oh mon chou ! Moi tu peux m’appeler quand tu veux hein ! J’ai d’autres problèmes mais pas celui-là parce que ma mère pour le coup elle était 100% à mon service, avec ses représentations de merde.

-T’es adorable. Et ouais par rapport aux effets qu’ça a eu sur moi, d’une manière plus générale j’pense que ça m’a un peu donné l’habitude de voir toutes les relations comme des rapports de domination potentiels. Si j’fais pas un travail sur moi, j’vais être pareil. C’est ça qui est horrible.

-Tu m’étonnes ! Mais tu t’en rends compte et tu l’reconnais, ça change tout.

-J’sais pas en vrai…Faut qu’j’fasse des progrès.

-T’as 18 ans et tu t’poses déjà la question. Ta daronne a 50 ans et problématise r. T’inquiète t’es pas comme elle.

 

Nina est hallucinée. Elle ne s’imaginait pas que la famille de Chloé était si déglinguée. C’est fou ce qu’on apprend quand on s’intéresse à la vie des gens. Elle se dit que finalement tout le monde est frappa-dingue. Elle se sent moins seule. Et en même temps, elle est dépitée. Alors c’est ça la réalité ? Rien qui ne fonctionne, tout qui disjoncte. Que des êtres amochés qui se débattent pour s’en sortir. Il y a peu d’espoir. Déjà qu’elle a tendance à tout voir en noir.

 

-C’est ton père ou ta mère qui a voulu divorcer ?

-Ma mère mais en fait ils étaient pas mariés. Franchement ils étaient hyper mal assortis, je sais même pas comment ils se sont supportés pendant tout ce temps.

-Ils sont restés combien de temps ensemble ?

-Cinq ans. Mais déjà cinq ans pour eux j’trouve c’est énorme, ils ont juste des manières de fonctionner diamétralement opposées.

-Et t’as déjà eu des beaux-pères ou belles-mères ?

-Ouais j’ai eu deux belles-mères. Et par contre pas de beau-père.

-Ta mère elle a préféré rester seule ?

-Elle a des copains mais j’les ai jamais rencontrés. Bah par rapport à c’qu’on disait. Tu vois j’me rappelle que quand j’étais au collège, parfois j’avais des heures de trou et tu sais quand c’était autour du dej tu pouvais sortir en disant que tu mangeais dehors. Fallait d’mander à tes parents un mot et voilà. Et des fois j’demandais à ma mère et elle m’disait « d’accord mais tu vas chez une copine, je reçois mon amoureux à la maison donc tu peux pas être là ». Et ça c’était horrible parce que ça m’angoissait trop de pas avoir de lieu où aller. Des fois j’montrais pas le mot du coup et j’restais à l’école. Sinon j’allais chez mes copines mais j’me souviens qu’une fois j’avais une de mes meilleures potes allait chez le dentiste et l’autre qui était malade. Et j’osais pas d’mander aux autres, surtout sachant que j’avais besoin d’aller chez elles ça m’donnait l’impression d’m’incruster. Du coup j’avais erré dans la rue pendant trois heures et le problème c’est que j’avais méga froid parce que c’était en février ou un truc comme ça. Et à l’époque j’étais pas habituée à aller au café.

-T’avais quel âge ?

-J’étais en cinquième donc 12 ans à peu près.

What ? Mais attends normal moi j’allais pas au café en solo à 12 ans non plus. C’est criminel franchement. Mais pourquoi tu pouvais pas rester avec eux ?

-Mmmh non ils voulaient être tranquilles j’pense.

-Non mais c’est abusé ils ont pas 15 ans. Ils peuvent ne pas baiser pendant 3 heures t’sais. Franchement, c’est tellement pas un truc d’adulte. En vrai j’suis choquée.

 

Nina regarde Chloé. Soudain, elle a le sentiment de toucher à son intériorité, d’être capable de la déchiffrer. Sa retenue, sa démarche mal assurée, son empressement à se pousser pour laisser passer, son hésitation avant de parler. Elle comprend tout. Nina regarde Chloé. C’est comme si elle marchait sur la pointe des pieds, comme si toujours elle se faufilait par peur de déranger, comme si elle s’excusait d’exister. Avec une mère qui te demande de décamper pour être tranquille avec son mec, évidemment qu’elle craint par sa présence d’importuner, non mais sans déc’. Cette découverte attise sa colère. Décidément, les darons, tous des cons. Si elle pouvait, elle cracherait de la lave et les dégâts seraient graves. Ces parents qui font des bébés alors qu’ils sont détraqués. Ils feraient mieux de se soigner avant d’enfanter.

 

-Mais j’t’avoue c’est aussi bien que j’l’les ai pas rencontrés. Parce qu’elle a pas mal changé j’crois. Et pour le coup quand mon père s’est séparé d’Éléonore, c’était ma première belle-mère, je l’ai super mal vécu. Sur le moment y avait des petits accrochages, mais normal, c’est pas facile que chacun trouve sa place. Mais elle était super gentille et vraiment douce avec moi. Et puis surtout je la connaissais grave bien. Genre elle m’a un peu élevée.

-Ils se sont séparés quand ?

-J’avais 12 ans aussi j’crois. C’était un peu à la même période. Ils sont restés huit ans ensemble. Elle voulait un bébé et mon père non. Donc voilà. En fait c’qui était le plus dur c’est qu’tu vois mes parents j’étais sûre que j’allais continuer à les voir alors qu’Eléonore non…

-Tu l’as jamais revue ?

-Si au début un peu. Elle m’envoyait des cadeaux d’anniversaire aussi mais bon c’est compliqué. Mais je sais qu’elle a eu un bébé depuis. Je suis contente pour elle. Elle sera une super maman. Elle était déjà top avec moi.

-C’est triste…Je suis désolée.

-Non mais ça va maintenant. Pour mon père je pense que ça a été très difficile. Il le dit pas, évidemment, mais il l’aimait beaucoup. Il en parle beaucoup encore maintenant. Souvent il me fait « ah ça Eléonore adorait. Eléonore m’a appris cette recette. Avec Eléonore on était allés ici et là. Tu te souviens quand vous aviez repeint la cuisine avec Eléonore ? Pour lui c’était l’amour de sa vie. Il a une vision super romantique en plus. Je suis sûre qu’il l’aime toujours.

-Mais il voulait vraiment pas d’enfant ? Genre pour lui c’était mort mort ?

-Ouais. Tu sais on en parle pas trop de ça, il est super gêné. Il me l’avait dit à l’époque et après une fois ou deux, un peu à brûle pourpoint il sortait des trucs random. Mais sans développer.

-Genre quoi ?

-J’sais pas, une fois il m’avait dit « Moi je pouvais pas avoir un deuxième enfant. C’était pas du tout contre elle, mais c’était impossible. J’en étais pas capable, j’aurais été un mauvais père. »

-Wow intense !

-Et une autre fois, je sais plus trop comment il avait formulé ça mais il avait dit un truc du genre « parfois la vie c’est pas comme on aurait voulu. Si j’avais pu avoir un enfant…Parfois je nous imagine tous les quatre. Mais c’était pas possible. C’est comme ça. »

-Ah ouais mais c’est une drama queen ton père.

-(rires). Il a surtout une vision méga fataliste je supporte pas. Enfin j’sais pas moi j’trouve que si tu veux rester ensemble y a toujours des solutions.

-Bah j’sais pas là quand même…Si y en a un qui veut un enfant et pas l’autre, ça me semble pas trop compatible. Ou alors plus tard quand elle se s’ra séparée du papa de son enfant. Qui sait ?

-Non là j’pense pas maintenant c’est trop tard. Mais j’sais pas moi j’pense que si tu es vraiment bien avec quelqu’un, mais vraiment, pas que tu t’racontes une histoire. Bah tu discutes, t’essaies de comprendre pourquoi c’est si important d’avoir un enfant, ou au contraire pourquoi c’est impossible d’en avoir. Tu vas chez la psy, tu fais une thérapie de couple, j’sais pas. P’t’être au final c’est vraiment irréconciliable mais au moins t’as tout essayé donc tu regrettes pas. Parce que là j’ai plus l’impression qu’en gros elle lui a dit qu’elle imaginait pas sa vie sans bébé, lui qu’il était incapable d’avoir un autre enfant. Et ils ont pas plus réfléchi. En gros ils se sont raccrochés à des grandes histoires romantiques qu’on voit dans des films à la noix. Et ils ont pleuré en mode c’est tragique on s’aime mais on doit se quitter. Mais la vie c’est pas un film. T’as quand même une marge de manœuvre, genre c’est pas parce que des réalisateurs pétés ont mis en scène le même scénario que c’est bon ta vie est toute tracée.

– La vie c’est compliqué quand même…

 

Nina est songeuse. Elle ne sait pas si elle veut des bébés. Apprendre à un enfant comment être en société, l’aimer, l’encourager, l’aider à s’épanouir…ça lui plairait. Le problème c’est plutôt le couple hétérosexuel. Elle ne voit vraiment pas comment ça peut fonctionner. Les mecs sont tous égoïstes, ambitieux et irresponsables. Ils voient la paternité comme une sucrerie à ajouter au menu qu’est la vie. Pas un pour témoigner un peu d’empathie. Construire une famille avec un type, merci !

 

-Tu veux des enfants toi ?

-Mmmh je sais pas du tout. Pour l’instant je me sens tellement pas prête. J’arrive même pas à m’occuper de moi. Je sais pas vivre, donc je vois pas comment je pourrais apprendre à un autre être à vivre. J’ai rien contre mais je sais pas…En fait je pense que j’ai aucune idée de ce que je veux dans la vie. Je sais pas qui je suis. C’est même pire que ça. Je sais pas qui je veux être. Et puis tu fais pas un enfant seule, donc ça pose aussi la question de trouver quelqu’un que tu penses suffisamment responsable pour être parent.

-Après tu peux avoir des enfants dans d’autres configurations. Et les maternités solitaires ça existe aussi.

-Ça a l’air déjà tellement épuisant à deux que seule j’ose même pas imaginer.

-Ouais c’est clair. Ou sinon en coparentalité, ça se développe un peu. Genre avec un couple gay par exemple ou avec un ami. Comme ça tu fais garde alternée mais t’as pas les problèmes habituels de « c’est d’ta faute », « non c’est d’la tienne ». Après c’est galère, faut trouver des personnes avec qui t’as vraiment les mêmes principes éducatifs, les mêmes valeurs… À mon avis c’est casse gueule. En plus comme c’est pas encadré par la loi si t’as des conflits, c’est l’enfer. Et aussi le monde va tellement mal que j’vois pas trop l’intérêt de faire vivre à mes enfants un enfer pareil.

-Ah ouais ? Ça j’avoue, ça me parle pas du tout cet argument. Enfin on m’la déjà dit plein de fois donc j’vois complètement. Mais pour moi vivre c’est mieux que pas vivre. Parce que peut être parfois c’est horrible, tu vis plein de traumatismes, t’es en souffrance extrême mais t’as toujours l’espoir que ce soit mieux plus tard. Si tu vis pas bah…tu souffres pas ok mais en fait tu ressens rien. Donc t’as jamais l’enthousiasme de la découverte, de la compréhension. J’sais pas.

-Mais souffrir ça peut être horrible.

-Bah au pire tu t’suicides.

-Mais c’est incomparable. Tu peux pas comparer mourir et pas exister.

-Ouais enfin quand t’es mort t’existes plus. Donc si c’est un supplice d’exister bah tu peux choisir de ne plus exister.

-Mais si tu te suicides ça a des conséquences sur les autres. Ça peut détruire la vie de ceux qui t’aiment.

-Certes. Mais déjà ça voudra dire qu’ils auront eu la possibilité de t’aimer, ce qui est mieux que de ne pas aimer. Genre il vaut mieux être heureux un jour même si après t’es malheureux que juste être ni heureux ni malheureux, juste neutre. Sinon c’est comme s’ils étaient morts aussi. Et après c’est à eux de gérer leurs propres traumatismes. Enfin y a un moment où si tu veux te tuer c’est que tu vas extrêmement mal, et que visiblement t’as pas reçu d’aide ou en tous cas pas une aide adaptée de ceux qui auraient dû le faire.

-Mmmh j’sais pas. Moi parfois je préférerais ne pas être née. Parce que maintenant même quand je serais morte, les gens pourront se souvenir de moi négativement. Genre Nina elle était froide, Nina elle était hautaine, Nina elle était méprisante, Nina elle était fainéante.

-Mais c’est horrible ! T’as une image de toi catastrophique. Faut qu’tu fasses quelque chose, tu peux pas rester comme ça. T’es déjà allée voir une psy ?

-Non. Mais j’ai pas besoin. Ça va je vais pas si mal hein, t’inquiète pas. J’ai forcé le trait pour la discussion.

-Mmmh même. T’as pas besoin d’être à l’article de la mort pour aller voir une psy.

-Oui oui je sais. Mais ça va moi. Je suis pas non plus dépressive, à pas me lever l’matin ou à vouloir me j’ter par la fenêtre.

-Heureusement, ça c’est l’état d’urgence. Mais moi je vais voir une psy et j’ai jamais eu d’idées suicidaires ou…

-Ah oui tu l’as dit rapidement tout à l’heure mais j’voulais pas te mettre mal à l’aise ou quoi en t’posant des questions. Mais je savais pas que t’allais voir une psy, en vrai j’suis chaude qu’un jour tu m’en parles un peu. J’pense que j’ai jamais eu d’potes qui sont allés voir des psy du coup j’ai un peu les clichés dans la tête. J’ai des a priori négatifs de ouf. Mais je sais que c’est très con.

-Ah bah franchement quand tu veux, avec plaisir pour en parler ! Moi je vois la mienne depuis un peu plus d’un an. Et j’en avais déjà vues avant. En vrai moi j’aime beaucoup. Ça permet de comprendre plein de trucs. Et tu t’sens jamais seule. Bref, je conseille. Mais on ira prendre un café spécial psy s’tu veux.

-Grave !

 

Nina est éberluée. Dans sa famille, les psychologues sont pour les cinglés. Ceux qui sont sérieusement atteints et qu’on ne peut plus sauver. Des fous. Elle a un oncle qui consulte depuis plusieurs années. Elle ne le connaît pas bien mais elle a toujours pensé qu’il fallait l’éviter. Petite, elle en avait même un peu peur. Il paraît qu’il ne fait que ressasser le passé. Et qu’il est rancunier. Plus grande, elle l’a méprisé. Se moquant de lui avec ses cousines plus âgées qui étaient encore plus remontées. Ses cousins – les fils de ce fameux oncle – elle ne les a presque jamais vus. De total étrangers. Il faut dire qu’ils ne venaient jamais aux fêtes de Noël. Aujourd’hui, elle n’a plus aucune nouvelle de cet oncle à moitié ostracisé. Avec son père, il se sont fâchés. Chloé parle de sa psy de façon tellement spontanée, presque avec une pointe de fierté. D’un seul coup, sa honte s’est évaporée. Un jour, elle lui racontera l’histoire de son oncle. Ça lui paraît louche cette exclusion forcée à cause d’une séance par semaine dans un canapé à parler. Pas toute de suite car les voilà arrivées à destination. Elles ne sont pas les premières. Maintenant la team des Soeurcières est au complet. Mince, elles avaient promis à Carmen de l’aider. Elles sont désolées. Mais Carmen a déjà oublié. Elle est complètement absorbée par ce que lui raconte Clarisse : Raphaël a chopé Garance à la dernière soirée alors qu’elle avait pris des extasies. Soi-disant elle est délurée et ça ne l’a pas dérangé.

 

-Faudrait qu’on organise un event sur le sujet, y a beaucoup trop de mecs pas déconstruits.

-Ouais après on a déjà fait deux rencontres sur le consentement, j’pense que faudrait qu’on fasse un truc aussi sur les inégalités de genre aux oraux. Clara la meuf qui est au CA a eu les derniers chiffres. Apparemment y a plus d’un point d’écart entre les meufs et les mecs, alors qu’aux écrits les meufs sont plus fortes et la major de la promo c’est une meuf.

-Ouais mais ça empêche pas.

-Non mais c’est juste une question de priorité. On a pas masse de temps donc on peut pas tout faire. J’sais pas si encore un événement sur le consentement ça vaut le coup. J’pense que faut qu’on parle des inégalités professionnelles. Genre j’trouve qu’on est un peu trop dans un mood épanouissement par la sexualité. Et désolée mais le patriarcat il repose avant tout sur des conditions matérielles d’existence inégales entre les sexes. C’est pas parce qu’on jouit plus qu’on est des meufs plus libres.

-Non mais j’ai jamais dit ça. Et t’es pas honnête. Nos events sur le consentement c’était pas ça. Là on dirait qu’on reconduit les bails néolibéraux. Alors qu’on essaie d’avoir une réflexion sur la violence.

-Non mais je sais. En plus j’ai participé à l’orga donc clairement c’est que j’y croyais. J’pense juste faut pas qu’on reste bloquée dans le périmètre du consentement. Faut qu’on ait une pensée transversale.

-Oui bien sûr. Mais là l’urgence c’est que je me sens pas safe en soirée avec des mecs comme Raph.

-Moi, même en cours. Genre j’m’assois pas à côté de tout l’monde. L’autre jour j’ai dû m’installer au fond parce que devant y avait que Paul et déso mais j’ai pas envie qu’on m’caresse la cuisse quand j’écoute un cours sur Churchill.

-Non mais c’est clair ! T’es 100% légitime.

-C’que j’veux dire c’est qu’ça perturbe la concentration aussi. Donc c’est pas un petit problème, c’est un juste le cœur du système.

-Non mais bien sûr, j’dis juste qu’il faut pas oublier l’reste. ‘fin faut pas se concentrer que sur les violences sexuelles non plus. C’est horrible hein ! Mais j’dis juste que les inégalités elles sont pas que dans la sexualité. Y a un moment où les conditions matérielles c’est hyper important aussi. Et parfois j’ai l’impression qu’on a tendance à un peu zapper ça aujourd’hui. Mais j’dis pas du tout que c’est ton cas ! J’dis juste que voilà en bonne matérialiste je mets les warnings. Mais bon on a trop de trucs à faire. Les inégalités elles sont tellement partout, clairement on peut pas tout gérer. Surtout que faut pas compter sur les mecs pour se bouger.

 

Nina danse en soutien-gorge au milieu du salon. Elle avait chaud et elle ne l’a pas vraiment calculé. Clarisse la rejoint et elles commencent à se chopper. « Vous êtes en bombes les filles ce soir ». Nina lui fait un doigt. Mais ça l’a trop saoulée. Elle n’a plus envie de danser. Elle va se poser à la fenêtre et sort une cigarette. Une vague de tristesse inattendu vient la submerger. Oh non ça va recommencer. Bon, il faut qu’elle bouge. Surtout pas attendre que la mélancolie s’installe. Sinon c’est cuit, sa soirée est finie. Elle survole la pièce du regard. Objectif : repérer quel groupe elle va targeter. Tiens, elle voit Joseph qui se débat pour ouvrir une bouteille de Cranberry.

 

-Tu m’en fais un ?

-Il est chargé celui-là, j’pense pas que tu vas aimer…

-T’es sérieux ? T’es grave sexiste. Genre y a que les gros keums qui tiennent l’alcool c’est ça ?

-Euh… (rires) Mais non, mais t’as pas l’air d’un pilier de bar. T’es vexée ?

-J’sais pas, faut qu’tu t’fasses pardonner.

-Tu veux que je fasse quoi ?

-Mmmmh ch’ai pas, j’vais réfléchir… Tu m’conseilles quoi comme cocktail ?

– J’ai une idée. Un truc bien frais et sucré.

-J’espère que ce s’ra à la hauteur de mes espérances. J’savais pas qu’tu f’sais des cocktails.

-J’suis pas un spécialiste. Mais j’ai pris une carte chez Nicolas y a quelques mois, c’était le truc à pas faire…J’ai plus aucune motivation pour pas acheter d’alcool quand j’passe devant.

-Oups. Tu passes souvent devant ?

-Ouais, y en a un en face de chez moi.

-Ah ouais effectivement… T’es plutôt quoi toi ? Vin ? Bière ? Alcools forts ?

-Ça dépend des contextes. Quand j’rentre des cours, une p’tite bière fraîche c’est pas mal quand même… Ou alors si j’ai eu une journée un peu chiante, que les profs m’ont énervé et que j’suis un peu énervé, du bon vin pour me calmer. Récemment j’ai découvert un Bordeau, excellent, j’avais acheté deux bouteilles. J’y suis retourné pour en acheter six autres. Là il m’en reste plus qu’une…

-Ah ouais mais t’as raté ta carrière t’aurais dû être sommelier. Mais du coup tu prépares pas des cocktails hors soirées ?

-J’bois pas d’alcool fort tout seul, j’en bois quand j’vois des potes ou avec mon père. Il a des bouteilles de whisky excellentes. Tiens ! Voilà.

-Vas-y j’goûte. Mmmh trop trop bon. C’est quoi ? Y a d’la fraise non ?

-Ouais. Vas-y devine le reste.

– Citron ?

-Ouais un peu.

-Et d’la bière ?

-Ouais. Et quoi d’autre ? Il reste deux ingrédients.

-J’sais pas.

-De la limonade et du sucre.

-Délicieux j’avais jamais goûté, ça a un nom ?

-Non j’crois pas.

-On va l’appeler le Joseph alors. Franchement si tu veux draguer des meufs tu sais comment faire toi.

Il a l’air si démuni. Nina est attendrie.

-Viens.

 

Elle ne sait pas ce qu’elle fait. Elle voudrait l’emmener dans un endroit où il serait possible de se parler. Elle voudrait être réconfortée. Ce satané sentiment de solitude…Elle voudrait tellement s’en débarrasser. « Les soirées d’samedi soir, quelquefois, ça m’déçoit »[1]. Ça tombe bien on est vendredi. Le son est assourdissant. Les murs vibrent. Les gens crient, sur le côté y en a même un qui vomit. C’est quoi tout ce monde ? Là y a la queue, trop de meufs qui veulent pisser. Elle rêve ou elle vient de se prendre une main aux fesses ? À côté la porte est fermée. Elle se précipite pour s’y engouffrer. Enfin, on va pouvoir respirer.

 

La chambre des parents. Rien n’est éclairé, on voit juste le lit à côté. « Les gars veulent serrer des meufs, les meufs serrer des gars ». Joseph est là. Mais en fait elle ne le connaît pas. C’est le pote des trois G mais il est très discret. Elle voudrait discuter mais elle ne sait pas quoi dire. Les mots s’accumulent sur le bout de sa langue. Bientôt ça forme un petit paquet et ça empêche les sons de se former. Lui est muet. Il a toujours cet air égaré. En dépit du silence qui commence à s’éterniser, elle est touchée par son air apeuré. En même temps, elle se dit : pourquoi m’a-t-il suivi ? Certes Jo est réservé, mais ça reste un mec, il est là pour baiser. Alors elle y va. Ce soir, elle va coucher. Elle conseille toutes ses copines mais en vrai, elle ne l’a jamais fait. Tout gérer, ça lui plaît. Le fameux tabou. Allez hop à genoux. Quand le dernier bouton a cédé, ses scrupules se sont volatilisés. Il est en caleçon. En caleçon en coton. C’est drôle, elle n’avait pas imaginé que les mecs jeunes en mettaient.  Face à son pénis, une surprise. Ça lui paraît gros. Elle rapproche son nez et arrête de respirer. Elle pense : mieux vaut pas renifler, on sait jamais. Le sexe pour elle c’est pas sacré. Nina commence par donner de grands coups de langues. Elle se rappelle que dans les vidéos porno qu’elle a visionnées, les meufs regardent en même temps les mecs pour les exciter. Nina fixe Joseph dans les yeux pour sucer. Mais il ne la regarde pas. Dommage, elle a raté son effet. Puis elle enchaîne comme elle se l’était répété. Des petits cercles rapides sur le bout de sa bite. Puis elle la prend dans sa bouche et essaie d’aller le plus profond possible. Faut faire gaffe quand même à ne pas dégueuler. Elle espère aussi qu’il la préviendra avant d’éjaculer. Elle n’a pas envie de devoir avaler.

 

Quelque chose lui a échappé. Elle ne comprend pas ce qu’il s’est passé. Il est sur elle, il lui fait peur, il lui fait mal. C’est trop rapide. C’est trop bestial. Elle s’efforce de réprimer des grimaces de douleur. Elle sent des larmes qui commencent à rouler. Ça tape, ça tape. Bientôt, les paroles sont hors de portée. Elle aimerait se repositionner pour atténuer les brûlures. Mais c’est trop tard, elle ne peut plus bouger. Elle est comme statufiée. Elle se voit du dessus. Son visage, ses seins qu’il n’en finit pas d’agripper, ses cuisses ensanglantées. Elle se dit : j’ai l’air d’une pute. Je ne me reconnais plus. Puis plus rien.

 

Elle n’a aucune idée du temps que ça a duré.

 

Il est parti. Elle ne sait pas quand. Elle tremble, elle a froid et les jambes flageolantes. Un méchant bourdonnement dans les oreilles. De la musique au loin. Des voix, des éclats de rire dans une autre réalité. Ça colle sur ses cuisses, elle a du sang séché. Dans la salle de bain, devant les produits de beauté de la mère, elle se met à pleurer.

 

Douchée et calmée, elle tente de regagner le buffet. Elle est complètement azimutée.

-Meuf t’étais où ? J’te cherchais partout ! Garance couche avec Carpentier.

-Comment tu sais ?

-Elle est bourrée, elle a tout déballé.

En sourdine, « I love to love »[2] et les derniers éveillés dansent tout émoustillés. Nina est lasse. Elle voudrait partager l’absurdité de la soirée. Alors il ne lui reste plus qu’à sourire, à mettre son masque de meuf qui s’assume pour oublier. Elle regarde ses copines : « En piste les Soeurcières, on va leur montrer qu’avec nous faut pas rigoler ! ».

 

 

 

 

[1] Sexion d’assaut, Wati by Night [Chanson], L’École des points vitaux, 2010.

[2] Bon Entendeur et Tina Charles, I love to love [Chanson], dans Minuit, 2023.

Et pour des histoires suivies d’analyse c’est par ici