Chapitre 5 du feuilleton psycho-sociologue
Dans ce chapitre, retrouvez Garance et Nina et apprenez en plus sur leur vie et leurs pensées…
Nina cherche une clope. Elle est beaucoup trop stressée, elle a besoin de fumer. Putain de merde son paquet est terminé. Faudrait qu’elle commence à réviser. Tant pis, elle sort de la fac pour trouver un tabac. Dans cet état, elle ne sera pas capable de mémoriser. Elle fixera sa feuille sans rien intégrer. Elle connaît. Ça fait plusieurs semaines qu’elle sent l’angoisse comprimer sa poitrine et l’empêcher de respirer. En plus elle fait insomnies sur insomnies, son cœur bat trop fort, trop vite, elle ne peut pas fermer l’œil de la nuit. Si elle s’endort, des cauchemars horribles la réveillent aussitôt. En sueur. Haletante. Plombée par les séquences d’images lugubres qu’elle vient de voir défiler sans pour autant pouvoir s’en rappeler. Résultat : elle est épuisée. Elle ne comprend pas bien ce qui lui arrive. Probablement la fin de l’année qui s’annonce, les tonnes de cours à ingurgiter, les examens et la pression du dossier. Mais il y a pire encore : les vacances d’été. Hormis deux semaines déjà planifiées début juillet, elle ne sait pas ce qu’elle fait. Elle aimerait bien trouver un taff, pour se casser de chez elle la journée et pouvoir se payer deux semaines de plus de congé. Clarisse l’a invitée à Saint-Tropez mais pour ça il lui faut économiser. Elle avait un plan pour bosser dans un bar à salades, mais la responsable ne l’a pas rappelée. Elle se note un mémo pour la fin de journée. Et puis, elle a tellement mal au ventre, ça l’empêche de se concentrer. Décidément, elle est vraiment trop stressée. Elle devrait se calmer. Encore deux heures avant de pouvoir reprendre du Paracétamol. Ça promet ! C’est pas possible, elle s’accroupit. Les contorsions aident quelques secondes. Si elle change de position, elle grapille quelques instants de soulagement. Au point où elle en est, il ne faut pas lésiner. Beaucoup trop mal. Elle ouvre l’appli. Ces crampes sont vraiment terribles. Inspire en cinq temps, retient trois, expire cinq. Heureusement qu’il y a Petit Bambou, c’est son nouveau doudou.
-Ça va meuf ? T’as pas l’air bien.
-Ca va. J’ai des maxi crampes au ventre.
-Ah merde. Trop chiant. T’as de l’endométriose ?
-Euh bah j’sais pas. Aucune idée. On fait comment pour savoir ?
-Faut qu’tu fasses une IRM pelvienne. Mais prends rdv chez ta gynéco d’abord, explique lui tes symptômes, et elle te prescrira les exams.
-Ok…Ça fait des plombes que j’suis pas allée chez la gynéco en plus. J’en ai pas. La mienne était horrible, genre hyper jugeante. C’était celle de ma daronne, pire idée. Genre déjà zéro respect du consentement, elle ausculte sans prévenir. Forcément frère j’suis crispée. J’étais trop mal en sortant. J’y ai jamais remis les pieds.
-Mais c’est une bouffonne, change de médecin !.
-Mais tu penses que c’est ça ? C’est p’t’être juste parce que j’suis stressée hein, parfois je somatise de ouf.
-Ouais peut-être. Mais ça vaut l’coup de vérifier j’pense.
– Ouais t’as raison. Bon vas-y j’me lève, j’vais pas prendre racine ici. Un deux trois ! Ouch. J’allais m’acheter des clopes tu m’accompagnes ? Et après on va s’poser au café ?
-Ah bah ouais carrément.
Nina habite vers Châtelet, seule avec ses deux parents. Elle est fille unique. Son père, elle le méprise. Un vieux schnock qui ne sort jamais sauf quand il doit exceptionnellement aller sur place pour travailler. Il passe son temps à ronchonner, à se plaindre qu’il n’est pas aimé et qu’il ferait mieux de crever. De sa mère, elle a pitié. Une pauvre femme qui a abandonné beaucoup trop jeune son bikini pour se caser avec un abruti. Elle s’est sacrifiée toute sa vie pour un mari tout rabougri. Aujourd’hui, elle n’a plus d’énergie. Elle prend toujours cet air soumis qui donne l’impression que tout est fini. Nina ne parvient pas à trancher si c’est par dépit ou si juste elle n’a plus les outils. Cette léthargie suscite chez elle une rage infinie. Une fois elle l’a écoutée parler à la radio, ça l’a abattue. Elle parlait de ses recherches supposées la passionner. En tous cas c’est ce qu’elle a toujours affirmé pour justifier le choix de rester à l’université alors que l’ambiance est pourrie et qu’elle pourrait aisément filer dans le privé. L’économie industrielle c’est monnayable sur le marché. Monotone, morne, sa voix trahissait sa neurasthénie. Dix minutes d’intervention et n’importe qui aurait pu deviner la mélancolie qui l’accompagnait jours et nuits. Nina est furibonde contre sa mère. Mais contre elle-même aussi. Devant sa propre inertie et son incapacité à faire plus de bruit. Ses parents sont des repoussoirs. Elle ne veut rien de ce qu’ils ont choisi. Pas de couple, pas de CDI, pas de Paris. Le jour de la rentrée, elle s’était déjà renseignée sur les démarches pour partir à l’étranger en troisième année. Elle veut se barrer le plus loin possible, communiquer avec ses parents par messages écrits, ne pas gaspiller ses semaines à attendre les week-ends. Nina s’en fout des cours. Elle trouve les attentes académiques débiles, l’esprit de la fac étriqué. Pourtant, elle aime bien étudier, lire des textes engagés. Découvrir de nouvelles idées ça lui plaît. Et pendant cette licence, elle va tout de même bosser. Parce que si elle veut partir en Argentine, il faut qu’elle soit parmi les premiers. Il s’agit de ne pas plaisanter, c’est une destination très demandée.
– Ce p’tit rayon de soleil ça fait trop du bien. On s’croirait déjà en vacances. J’ai tellement hâte. Je compte les jours, j’te jure. J’fais le décompte avec mes plaquettes de pilule. Là j’ai commencé la dernière, la prochaine j’l’entame à Mykonos, j’suis trop saucée !
– C’est à cause de Gabriel ?
-Ouais…Enfin Gabriel et tout le reste. J’me sens pas à l’aise dans la promo. On peut pas dire que j’ai été beaucoup soutenue…J’ai eu l’impression qu’ils me reprochaient d’être triste. En mode j’étais pas fair avec lui parce qu’il m’avait rien promis. Je sais qu’officiellement on était pas ensemble et que j’me suis attachée toute seule. Mais j’ai fait de reproches à personne moi. J’ai juste dit que je pouvais pas être pote avec lui parce que j’avais besoin d’prendre mes distances. C’est tout. Et c’est pas mon meilleur pote depuis dix ans non plus t’sais. On dirait que j’le trahis alors qu’y a un an on s’connaissait pas et qu’en vrai on a jamais été potes. Non franchement cette année était horrible. J’avais l’impression d’être une meuf désespérée, cimer l’image.
– Tu m’étonnes… Ils sont super sexistes dans cette fac. Pire que dans mon bahut alors que la fac c’est supposé plus progressiste, c’est un délire. Tu te sens comment maintenant ?
-Bah ça va, j’ai réussi à prendre de la distance, à compartimenter. J’vais à la fac pour les cours, et j’me casse. J’fais ma vie à côté.
–Smart. Tu viens quand même à la soirée de Carmie vendredi ?
-J’pense pas. Y aura Clarisse et Gabriel et franchement ça me met super mal de les voir ensemble. Déjà que j’suis en PLS en histoire po, et elle est même pas là, y a que lui…
-Y aura vraiment beaucoup beaucoup de monde donc y a moyen que tu les croises pas d’la soirée. Et si t’es mal tu viens m’voir et on sort toutes les deux. Et puis ils sont pas ensemble donc j’pense pas qu’ils vont se pécho en public. Viens !! ça va être trop cool avec les filles ! En plus c’est abusé que ça soit toi qui doives t’autoexclure alors que si y a quelqu’un qui a merdé c’est Gaby. Le mec assume aucune conséquence de ses actes alors qu’il se dit à gauche, hyper engagé, c’est le premier à vouloir co-organiser des trucs avec Les Soeurcières. Bref, il sait que vu la l’éducation des meufs c’est archi probable que dans une relation plan cul méga régulier, quasi-exclusif, bah la meuf finisse par être in love. Non seulement le mec il anticipe pas, il a le privilège de pas s’poser de question, de pas réfléchir. Mais en plus il mobilise les bails de « j’veux pas m’prendre la tête », « c’était une relation chill », « c’était même pas une relation », « on était potes avec le sexe en plus parce qu’on était bien compatible », « on s’est bien amusés ». Le jour où il nous a sorti ça j’ai failli le gifler. J’ai dû sortir sinon j’l’aurais démonté. C’est Carmen qui a calmé l’truc c’est pour te dire, Carmen c’est pas la meuf la plus peace.
-T’es la best.
-Non mais sérieusement sur le coup c’est un vieux keum.
-Sévère. Mais clairement c’est pas moi qui vais dire le contraire. Bon peut-être que j’viendrai, j’verrai comment j’me sens vendredi.
Garance a envie de pleurer. Elle en avait tellement rêvé de l’université, de la liberté, des soirées, des amitiés, des crushs sur lesquels fantasmer. Et puis finalement à peine cette vie avait commencé que tout s’était effondré. Une liberté qui s’était transformée en ennui et en longues heures passées sur son lit plongée dans la mélancolie, des soirées auxquelles elle n’est pas conviée ou qu’elle fuyait histoire de ne pas craquer, des amitiés naissantes qui demeuraient distantes ou qui finissaient par s’étioler, un crush qui était rapidement devenu un chagrin d’amour inconsolable. Elle n’était plus capable. Maintenant tout ce qu’elle attend c’est que ce soit fini. La proposition de Nina lui crève le cœur. Une lueur d’espoir qui apparaît à laquelle elle se raccroche férocement mais qui l’effraie en même temps.
-C’est quoi qui te rend triste exactement ? Enfin c’est 100 % légitime hein, j’dis pas ça en mode « euh mais en fait c’est quoi le problème ».
-Non t’inquiète je sais. C’est choups. Bah déjà j’pense que j’suis amoureuse donc j’suis juste trop triste de savoir qu’on pourra plus jamais être proches, se parler. ‘fin il me manque quoi. Et puis aussi j’me sens hyper humiliée. J’pensais vraiment qu’on partageait un truc, pas qu’on allait être ensemble pour la vie t’sais, mais juste qu’on était un minimum attachés et en fait j’me rends compte que pas du tout pour le mec j’étais juste une chatte dispo, pratique parce que quand il avait envie d’baiser, il avait pas besoin de draguer, y avait zéro effort à faire, juste un numéro à composer.
-Vous en avez parlé de ça ? Parce que je valide pas du tout ce qu’il a fait mais pour le coup je pense pas du tout qu’il te voyait comme ça.
-Non on en a pas r’parlé. Il est méga gêné quand j’suis là. Mais bon honnêtement moins j’lui parle mieux j’me porte. Déjà que j’suis au bout d’ma vie.. J’sais plus quoi faire. J’ai une pote qui m’a dit de lire les conseils dans les magazines féminins, genre Elle ou Marie Claire. T’sais les conseils « comment gérer sa rupture ? ». Elle m’a dit « lis des trucs que tu trouves un peu nuls, j’te promets ça t’aideras ». Au début j’étais dubitative. Mais bon t’sais après j’étais tellement désespérée qu’j’me suis dit « bon après tout, why not ? ». Autant tout tenter. Du coup j’ai vraiment tout suivi. Genre j’me suis coupée les cheveux, j’ai fait maxi séance shopping, j’ai renouvelé toute ma garde-robe limite. Mon porte-monnaie il a pas aimé. J’ai écrit c’que j’ressentais. Tu sais les bails journaling ? Bah j’suis un programme. J’me suis mis sur les app. Mes cops elles m’ont organisé j’sais pas combien de week-end bien-être. En mode yoga-pilâtes, gommage, masque. Ma mère m’a même offert un massage. Ah non et attends le plus drôle ! Capu m’avait dit « bon vu ton état on va direct r’garder les conseils pour se remettre d’un deuil ». Extrême, bref. Et évidemment y avait des trucs absurdes, genre que tu pouvais pas transposer. En mode garder actif son compte Insta ou ce genre de bail. Genre la meuf trop chelou. Et y avait un truc c’était choisir un objet qui fait penser à la personne genre, et le caresser une fois par jour. Ou plus si besoin. En mode quand t’es en crise de larmes par exemple, tu t’poses, tu prends l’objet, tu r’penses à tous les meilleurs souvenirs que tu pourras jamais revivre, moi j’mettais une chanson bien triste. T’sais dans Deezer y a une playlist « sad » bah j’mettais ça. Et du coup tu pleures en faisant tourner tes souvenirs. C’est comme un exutoire. Après t’as pensé à tous les trucs tristes du coup ça va mieux.
-Ouais c’est cathartique quoi.
-Voilà. Et t’sais c’que j’avais choisi comme objet ?
-Non ?
-Tu vas t’foutre d’moi. Une fois il avait oublié un slip chez moi et j’voulais lui rendre, mais c’était vers la fin et en fait j’ai jamais eu l’occasion…
-Mais noooon ? Attends tu caressais un de ses slips tous les soirs en pleurant ?
-Oui.
-Jpp meuf t’es un délire. Je suis au sol. Tu l’as lavé au moins ?
-Non…Sinon ça serait aseptisé.
-J’m’en remets pas. T’es un gag.
-Non mais en vrai ça m’a grave aidé ce truc. Comme quoi…Au début j’le faisais au moins une fois par jour. Maintenant beaucoup moins, une fois par semaine max. Mais aussi ça permet de cadrer les crises. Parce que sinon moi j’me demandais si j’allais me calmer à un moment, genre comment j’allais faire pour arrêter d’pleurer. Heureusement y a mon frère, dans quand il rentrait j’me calmais direct. Franchement c’était pathétique.
-Mais non ! Déjà qu’en tant qu’meuf on s’fait baiser donc après faut pas en plus culpabiliser parce qu’on est mal de s’faire baiser.
Brusquement Garance est prise d’un élan d’enthousiasme. Ça faisait si longtemps qu’elle avait presque oublié ce que signifiait la légèreté. L’allégresse d’être avec ses amies, de rigoler, de se sentir entourée. La solitude l’a tellement dévorée qu’elle a perdu tous ses souvenirs d’avant. Quand elle n’avait pas peur. Parce que toujours une bouée l’attendait. Si elle dégringolait, ses copines étaient toujours là pour la rattraper. Depuis l’histoire avec Gabriel, elle a tiré un trait sur l’idée d’avoir une vie sociale à l’université. Ça a été très compliqué à gérer, mais elle a fini par se résigner. Jusqu’à présent, Garance n’a jamais eu de problème de sociabilités. D’abord, elle est jolie, ça a aidé. Au collège, dans les classements que faisaient les garçons dans la cour de récré, elle était première à l’unanimité. Au lycée, beaucoup la draguaient. Elle est sortie avec quelques-uns, mais plus par conformité. Elle n’était jamais attachée et finissait toujours par les larguer. Ensuite, elle n’a jamais été timide et s’est habituée à grandir avec une bande de copines à ses côtés. Les autres filles de la classe étaient à ses pieds. Bref, à l’école on la respectait. Garance regarde Nina. Un instant d’apaisement. Elle aurait envie de la serrer dans ses bras. Pour la première fois elle se sent légitime. D’avoir aimé. D’avoir été blessée. D’avoir pleuré. Elle aurait envie de la serrer dans les bras. Pourtant, elle ne le fait pas. Elle ne veut pas tout gâcher.
-À part le slip c’était quoi les autres conseils ?
-Bah par exemple les applis pour l’oublier.
-Ou comment se faire reniquer par le patriarcat mais par un autre côté…
-C’est Carmie qui m’a convaincue.
-Tu m’étonnes (rires). Et alors ? T’as eu des dates intéressants ?
-Meuf, franchement que des boloss. Vraiment j’pourrais tenir un journal, j’enchaîne les cas. Non mais j’pourrais faire un palmarès. Entre celui qui est tellement radin qu’on a passé 15 minutes avant de pouvoir se poser dans un café parce que le mec faisait un comparatif des prix au centime près. T’sais à la fin j’voulais lui dire « bon mec autant que j’me casse ça t’fera économiser ».
-Oula effectivement, c’est dingue…
-J’te jure. L’enfer. Y en a un autre, il me propose un date dans un grec…Euh j’suis pas difficile mais y a des limites quand même. Un autre, on s’retrouve dans un bar à Odéon, jusque-là tout va bien. Le mec est mignon, il ressemble à ses photos, limite en mieux. Mais attends on s’assoit et le mec juste ne parle pas. En gros si j’posais pas d’question ou qu’j’parlais pas il s’passait r. Quand un sujet se terminait il relançait pas. Et même ses réponses c’était le minimum syndical. Genre limite j’avais l’impression que mes questions l’saoulaient.
-Mais c’est l’malaise quand t’es qu’à deux…
-Mais c’était un malaise de ouf oui ! J’en pouvais plus. J’ai hésité à dire à Capu de m’appeler pour faire genre y avait une urgence, pour m’casser. Mais finalement j’ai juste dit qu’j’avais un dîner tôt. Il avait limite l’air rassuré que ce soit terminé.
-Ah ouais l’mec était en panique quoi.
-Mais fais pas de date dans c’cas, personne t’oblige. Pfff…
-Jpp de ces keums.
-Et non le plus drôle c’est un mec avec qui j’avais parlé pendant p’être une semaine avant, et bon feeling, honnêtement j’me disais « lui j’aime bien sa vibe », ça peut coller. Il avait un bon humour, j’rigolais bien. Et franchement hyper mignon. Grand, les yeux bleus. On s’pose dans un bar, vers Rambuteau. Et l’début s’passe bien, on parle tranquille. Jusqu’à ce que… Prépare toi, tu vas être quécho. J’avais pris une limonade et j’sais pas j’crois qu’tournait ma paille en lui parlant. D’un coup il se met à rigoler comme une baleine. J’ai pas compris moi, j’étais en mode « euh y s’passe quoi ? ». Et là le mec prend son verre et fait genre il branle son verre. J’te jure.
-Mais quel tocard ! J’suis sciée. Ça dépasse tout. T’as décroché le pompon là.
-Un délire. Et tout le reste de la soirée, il a enchaîné des blagues sexuelles lourdingues.
-Mais au s’cours quoi.
Garance se lève pour payer, inhabituellement sereine. Ce café avec Nina était inespéré. Elle dit qu’elle vit très bien sans ami mais elle est dans le déni. Elle a crûment besoin de compenser sa famille toute pourrie. De laquelle de toute façon, elle est exclue. Son père s’est remarié. Il a déménagé. Il a eu trois autres bébés. Alors des deux plus grands, il ne s’est plus occupé. Au début, il passait une fois par mois pour les emmener manger japonais derrière le BHV. C’était le rituel du samedi midi. Elle commandait un chirashi saumon-avocat, Théo un menu mixte et ils partageaient des Temaki. Leur père parlait de sa nouvelle famille, de Valérie, des jumeaux qui apprenaient à marcher, bientôt à parler, des vacances qu’il avait organisées, de sa grande maison qui s’embellissait. Quand les travaux seraient terminés, il les inviterait. Eux racontaient peu, de moins en moins puis plus du tout. Les tables voisines auraient pu croire qu’ils étaient muets. Le paternel monologuait pendant une heure puis s’en allait. Pendant la semaine suivante, Garance avait des insomnies. Son frère aussi. C’est à cette époque qu’ils ont commencé à regarder des séries tous les deux dans son grand lit. Théo était encore petit, il s’endormait bien avant elle, blotti dans la grosse couette. Le lendemain, elle, avait les yeux rougis, lui était tout engourdi. Mais leur mère était trop occupée pour s’en affoler. Après la naissance du troisième bébé, les visites se sont raréfiées. Théo et elle étaient parfois invités à déjeuner le dimanche midi. Mais une immense distance s’était installée. Son père était définitivement devenu un étranger. Théo et Garance survivaient grâce à leur complicité. Finalement, ça s’est quasi-arrêté quand il a été muté et qu’il est parti avec sa famille s’installer à Montpelliers. « Avec trois bébés, vous comprenez, je ne peux pas laisser Valérie toute seule. Mais venez quand vous voulez, il n’y pas de chambre mais vous dormirez sur le canapé ». Être la dernière roue du carrosse, ça elle connaissait, elle n’était pas dépaysée. Mais pas avec ses pairs. Ses repères bouleversés, elle vacillait. « Désespérée ». « Meuf facile ». « Drama queen ». Des pics en série. Autant de flèches plantées dans son cœur. On ne l’avait pas épargnée. Touchée. Elle avait failli couler. Capucine et Théo l’avaient aidée à respirer. Et elle ne s’était pas effondrée. Capucine a été une vraie amie et ne l’a pas lâchée. Théo c’était Théo et ça suffisait. Quand il voyait qu’elle était triste il chantonnait la chanson qu’elle avait inventée, petite, pour l’énerver : « Théo, il marche pas rapido, il mange du coco et a le cerveau tout ramollo. Quel zigoto ».
N’hésitez pas à lire le chapitre précédent portant entre autres sur le sexisme ordinaire ou les précédents dans lesquels vous apprenez à découvrir chacun des personnages…
Si vous pensez être concerné.e par les chagrins d’amour ou les dates ratés e et que vous en souffrez, n’hésitez pas à réserver une consultation pour vous en parler et vous apaiser 🙂