Petites embrouilles

– Hey, désolée ça a pris plus de temps… Carmie fait une soirée vendredi.

– Génial ! Euh…Je peux venir ?

– Non par contre toi non. J’ai pas envie de voir ta tête… Bah oui évidemment grosse patate ! T’es même obligée, t’as pas le choix.

– Tu vas inviter Hugo ?

– (rires) Oui, mais j’sais pas s’il va v’nir, c’est un peu last minute, il doit probablement avoir une soirée. Vas-y t’as raison j’lui envoie un message tout de suite.

« Hey ! Je fais une soirée vendredi – last avant les exaaaaam :’( Si t’es dispo et que t’as envie, viens ce sera cool ! Tu peux ramener tes potes aussi, y aura pas mal de monde. »

– Bon j’ai envoyé, on verra c’qu’il répond.

– Excusez-moi c’est une bibliothèque ici. Y en a qui ont des concours à réviser et qui ont mieux à faire que de faire des plans pour choper.

-Je rêve ! Le keum sous-entend qu’on est des putes ? On est d’accord, j’ai bien compris ?

– C’est un vieux con.

– Non mais attends j’vais l’défoncer, c’est un ouf ! Pour qui il se prend cet abruti ? Le mec arrive pas à se concentrer cinq minutes et il nous agresse, c’est pas d’notre faute, s’il est teubé.

– Laisse tomber Carmie, c’est un con. Perds pas ton temps.

– Ah mais ça m’véner que les mecs osent faire des réflexions comme ça. Est-ce que j’vais lui dire moi qu’il arrête pas de me mater et que ça m’empêche de travailler ?! Ah vraiment ça me rend dingue.

– Respire par le ventre.

– Mdr, ta mère te brain depuis qu’elle revenue de sa dernière retraite. Il m’fait vriller, et ça me fait péter un câble que ce soit à moi d’me calmer en plus.

 

Chloé, elle, ne dit pas un mot. Elle est fascinée par Carmen. Épatée par tant de répartie. De son côté, elle déteste les conflits. Il a suffi que l’étudiant hausse le ton pour qu’elle se ratatine. La colère la terrorise. Rassurée de retrouver le calme studieux. Elle regarde Carmen s’assoir avec fracas. Sa chaise fait un bruit retentissant. Plusieurs têtes se retournent. Certaines grimacent. C’est sûr elles sont agacées. Pourtant, Carmen n’est pas gênée. Chloé aimerait être comme elle. Suffisamment sereine de son droit d’exister pour ne pas s’excuser dès qu’on l’entend respirer. Chloé c’est un petit oiseau blessé. Mais elle déteste sa vulnérabilité. Elle voudrait si fort s’en débarrasser que parfois se griffe pour s’arracher cette fragilité. Dans ses rêves, sa peau se décolle par morceaux. Écorchée vive.


Chloé habite Place des Fêtes avec sa mère déprimée qui passe ses journées, allongée, fatiguée et isolée. De ce qui lui est arrivé, elle ne parle jamais. Mais Chloé le sait. Elle ne l’a jamais entendu. Elle ne l’a pas vu. Mais elle l’a toujours su. Comment ? Aucune idée. Le silence est épais, pesant. La plupart du temps, il étouffe. Exceptionnellement, il se fait plus discret, le temps d’une soirée-ciné ou d’une virée shopping. On pourrait presque l’oublier. Une remarque, un geste, une mimique, une inspiration trop longue suffit à le rappeler. Il déboule, ravi d’être convié. Incestée. Par son père. Depuis ses six ans et pendant des années. Sa mère a été incestée. Chloé se le répète parfois pour réaliser ce que signifie cette vérité. Mais pas trop, dès qu’elle commence à palper les souffrances engendrées, elle ferme tout et retourne vaquer à ses occupations. En quête perpétuelle de distraction. Dès que sa propre femme partait, le père venait dans sa chambre et lui proposait de jouer. Un jeu de grand. Un jeu sans collant. Un jeu sans culotte même. Un jeu d’explorateur : on regarde dans les trous, peut-être qu’on pourra dénicher un trésor ? C’est possible ? Bien sûr, mais il faut chercher profond, le trésor est enfoui, enseveli pour qu’il ne soit pas trouvé par le premier imbécile. Un jeu sur mesure pour elle. Elle est petite ? Non, elle, c’est particulier. Elle est unique. Elle est spéciale. Il ne faudra pas tout gâcher. C’est promis ? Quelque chose en plus. La sensibilité. Ou quelque chose en moins ? La stupidité. Il savait qu’elle pouvait jouer. Sagesse inouïe pour une enfant. Épatant. Les femmes pensent que c’est encore un bébé. C’est faux. Lui le sait. Il ne nie pas sa nature. Il l’accueille. Il l’accepte et l’aide à se développer. Elle a des désirs. Il va lui confier un secret : lui aussi en avait à son âge. Son propre père avait compris. Il avait eu droit de jouer. Alors elle aussi. Ce droit interdit à toutes les autres petites filles.


Aujourd’hui, sa mère est sans vie. Ça fait longtemps qu’elle a sombré dans l’apathie. Chloé en est désolée. Elle voudrait la ranimer, lui insuffler de l’énergie, lui dire « allez papy aux orties, sors de ton lit et vis ». À la place, Chloé a passé son enfance et son adolescence à étudier. La tête dans les livres, elle en a raté des étapes. Elle n’a pas de souvenir. Une page blanche qui attend d’être remplie. 19 ans en couveuse. Elle est dépassée. Elle pour le coup c’est un gros bébé. Heureusement, elle passe son temps à observer et ses nombreuses lectures lui ont donné quelques clés. Elle arrive à s’adapter dans les sociabilités et à faire accepter son aspect décalé. Elle fait tâche. Elle, n’a pas de panache.

 

Les Soeurcières incarnent autant de féminités desquelles elle est très éloignée mais désire se rapprocher. Avec elles, Chloé a essayé de fumer, elle a séché un cours qu’elle détestait et, une fois, elle est même rentrée bourrée. À la présentation des associations en début d’année, elle avait d’emblée pensé qu’elles ne seraient jamais ses copines. Trop différentes. Ce fameux complexe d’infériorité l’empêche ne serait-ce que d’imaginer les fréquenter. Le collectif féministe, c’est clairement l’inespéré. Le top de sa hiérarchie sociale.  Elle ne saurait pas se comporter. Maintenant qu’elle fait un exposé avec la trésorière, elle est saucée. Elle n’est ni militante ni politisée. Elle n’est ni revendicatrice ni une grande le spécialiste des études de genre. En secret, elle espère rejoindre un jour cette sororité. Mais elle nourrit peu d’espoirs, c’est un rêve plus qu’un projet.  

– Y a Gaby et Gaspard qui vont manger, vous voulez y aller ?

– Ouais grave ! J’ai la dalle. Avec mon régime, à 11h j’suis affamée. Le p’tit dej c’est yaourt-banane-muesli. Trop léger.

– Rajoute des amandes meuf ! Les amandes c’est la vie, grave nourrissant, que des bons omégas et trop bon. T’en mets quelques-unes dans ton yaourt.

– Mais c’est super gras non ? Les fruits secs faut s’méfier j’crois, c’est hyper pervers.

-Non mais c’est que du bon gras. Et ça t’fait des trop beaux ch’veux et des ongles grave résistants. Et t’façon c’est d’la merde les régimes, tu grossis encore plus quand t’en fais.

– Ouais pas faux, j’ai tellement faim que j’ai tout l’temps envie d’bouffer. Après je craque et j’mange un paquet d’Pépito. Cimer le régime.

– Et toi ça te dit Chloé ?

– Euh oui. Mais vous allez où ?

– Au RU j’pense !

– Juste j’ai un truc à manger, je sais pas si je peux venir…

– Oh si balec t’inquiète, ils vérifient pas.

– Putain, fais chier. Y a Zélie qui est avec eux.

– C’est qui Zélie ?

– Tu connaît pas Zélie, Chloé ?

– J’pense que tu l’as d’jà vue. C’est pas possible de pas la r’marquer. C’est une meuf qui est dans le même cours d’anglais que Gaby et qui arrête pas d’le chiner. C’est la caricature, genre elle met des décolletés de ouf et elle fait que le taquiner, mais genre non stop. Elle dit qu’elle est tactile et qu’elle est comme ça avec tout l’monde mais bon excuse moi elle lui fait des câlins tout l’temps. Toujours à le toucher, à lui caresser le bras. T’sais c’est tellement cramé.

– Elle veut juste ken avec lui en vrai. En soi c’est ok, juste ça t’fait chier parce que c’est ton crush. Mais sinon elle assume c’est stylé.

– Ouais j’avoue. Après j’pense qu’elle sait que j’suis intéressée. Comme elle c’est que pour le cul, par sororité elle pourrait éviter de m’le piquer. Mais bon…Après j’sais c’est chacun ses intérêts…Bon allez j’arrête de rager. C’est pathétique.

– Mais t’inquiète meuf, c’est toi qui vas dormir chez lui trois fois par semaine.

– Non t’exagères de fou ! J’t’ai dit c’est parce que sa daronne était pas là. Avoue. Elle le chauffe. Même toi la dernière fois tu m’as dit que c’était trop cramé qu’elle voulait le pécho.

– Ah oui elle elle veut le pécho c’est sûr. Mais te prends pas la tête avec ça, il est pas intéressé.

– Mouais franchement j’suis pas sûr. Il est quand même super réceptif, il la repousse pas. Et le mec est pas connu pour être le plus fidèle…

– En même temps c’était sûr, il aime bien plaire Gaby. Donc il s’fait draguer il aime bien, c’est clair.

– Pfff. Vas y j’ai l’seum. Ca m’déchauffe d’aller au RU. Vous voulez pas on va à la boulangerie s’choper un sandwich et on s’pose au soleil ?

– Mais meuf c’est abusé.

– J’avoue.

Chloé regarde son portable. Un message de Gaspard. « Coucou, tu es déjà à la fac ? On va dej au RU si tu veux venir J » « Coucou ! Je suis avec Carmen et Clarisse on arrive dans 2 min ! ». Chloé rayonne. Elle pense que, peut-être, elle lui plaît. Elle n’est pas sûre. Mais ils se parlent beaucoup par messages. Elle en tous cas est charmée. Elle ne lui dira jamais. Elle a beaucoup trop peur d’être rejetée. Elle aurait si honte. Elle préfère se cacher, tout enfouir sans faire de bruit. Même à Clarisse elle ne le dit pas. Elle ne peut pas. Personne ne doit savoir. Elle est terrifiée par l’idée d’une non-réciprocité. Elle attend. L’inertie lui fait moins peur qu’une marque de désintérêt. Elle aurait honte d’exister. Ça lui arrive déjà de vouloir creuser un trou pour se cacher. Disparaître quand elle a le sentiment de déranger. Alors là, elle ne pourrait plus bouger. Il lui faudrait se disloquer, se tordre pour rapetisser, se brûler pour partir en fumer, s’évaporer. Si Gaspard prend l’initiative elle le suivra. Elle a peur mais elle en a tellement envie. Elle préfère trembler plutôt que de passer à côté. D’expérience, elle dirait que le sublime est la face cachée du malaise. Elle est prête à s’y risquer. Pour l’instant, leurs échanges quotidiens discrets et rapides l’emplissent de joie. Elle appréhende les vacances d’été. Deux mois sans se voir, il risque de complètement l’oublier. Et de rencontrer des meufs bien plus dévergondés qui oseront prendre les commandes sans tergiverser.