Chapitre 4 du feuilleton psycho-sociologue
Dans ce chapitre, retrouvez toute la bande et apprenez en plus sur Joseph et Gabriel…
– Téma ce que la meuf d’Eddel a posté sur Twitter.
– Montre Jo, elle a posté quoi ?
– Une photo d’elle avec son Nokia qui date de 2010 en mettant « Marre de consommer et de gaspiller. Let’s go green. Sauvons la planète cœur cœur ». Oh mon dieu tellement cringe.
– Bah ça va. Elle est engagée, c’est bien.
– Elle est tellement ridicule. Et ce moralisme je supporte pas. Et puis t’façon les gestes individuels ça sert à r. Le seul moyen c’est des mesures autoritaires.
– Mdr dictateur Jo. En attendant c’est déjà mieux que rien, ça m’rend ouf les gens qui sous prétexte que ça permet pas de sauver le monde, restent pépères dans leur canap sans s’bouger.
– Mais moi je prétends pas que je suis une bonne personne. J’suis un connard mais au moins j’le sais et j’suis pas hypocrite.
– T’insinues quoi là ?
– Rien. J’dis juste que voilà ceux qui disent « oui j’suis vegan, j’prends plus l’avion, j’ai un compost sur mon balcon » donc j’suis quelqu’un d’bien, bah ils s’caressent dans l’sens du poil. « oui les autres ils font pas d’effort, ils pourraient prendre sur eux », mais c’est quoi leurs concessions à eux ? Partir dans un hôtel cinq étoiles à Antibes plutôt qu’à Bali. C’est pathétique.
Joseph est très mal à l’aise avec les filles. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il en a toujours été ainsi. Après, Joseph a une mémoire très lacunaire. Il a peu de souvenirs. De son enfance, il ne se rappelle de quasi rien. Quand on lui pose des questions, il invente. Non qu’il veuille consciemment cacher mais il n’en a aucune idée. Il dit « je sais plus » une fois, deux fois, cinq fois. Mais à la longue ses interlocuteurs trouvent ça curieux. Ils deviennent suspicieux. De quoi ? Il ne sait pas. Mais ça le perturbe. Comme s’il sentait qu’un tapis bien épais recouvrait un colis éminemment dangereux qu’il était extrêmement risqué de dépaqueter. Il décrit ce qu’il imagine probable. Le week-end j’allais jouer dans des parcs, mes parents m’y emmenaient. La semaine j’allais à l’étude, et quand je rentrais c’était déjà l’heure du dîner. Quelqu’un venait toujours chercher Joseph à 16h30 : son père quand il rédigeait un papier dans son bureau mal éclairé. Sa mère le reste du temps. Il a lu des centaines de discussions sur des forums, beaucoup vu de vidéos et de séries et il a déjà entendu des récits. Par mimétisme il se débouille. Il a tout de même un souvenir. Un fort. Qui pique. Celui-là il pense que c’est un vrai, pas un qu’il s’est reconstitué après avoir écouté ses parents raconter. En CE2, une petite fille était amoureuse de lui. Elle voulait tout le temps le tripoter. Des bisous partout, même dans le cou. Lui ça le dérangeait. Mais il était terrifié. Quand elle l’approchait, il n’osait pas bouger. Une fois elle avait mis sa main dans pantalon et lui avait touché le zizi…À moins que ? Non c’est étrange. Il y a une incohérence. Dans sa tête la scène se déroule dans une chambre, sombre, avec un grand lit, des manteaux éparpillés. Pourtant cette petite fille n’est jamais venue chez lui…Même là sa mémoire cafouille. Il baisse les bras. Une vie sans mémoire c’est la clé du bonheur. Chaque jour, avoir la possibilité de tout recommencer… Ce qu’il ne parvient pas à changer c’est cet embarras gargantuesque qui l’encombre quand il se trouve en présence féminine.
Carmen fait exception. Probablement parce qu’avec elle, il n’y a pas une once de séduction. Tellement directe. Pour Joseph, Carmen c’est un mec avec des seins. Et les seins il y pense à longueur de journée. C’est même plus un sujet. En fond, une paire de gros boobs décore ses pensées. Alors la poitrine de Carmen c’est pas ça qui va le déranger. D’ailleurs, c’est l’une des seules meufs avec laquelle il ne s’est jamais imaginé de baiser. Cela dit, il ne faut pas trop y penser, il pourrait être tenté. Sans cesse parasité par des fantasmes sexuels qu’il ne peut pas contrôler. En cours, tandis qu’il écoute, des flash de scènes de cul, dans sa douche, le canapé, sur le parquet. Avec ses potes, en pleine conversations, des flash de scènes de cul. Chez lui, à table, des flash de scènes de cul. Ça le parasite, ça le dévore. Quand il peut, il s’isole pour se masturber. Quelques moments de répit à la clé. Il astique fort, souvent sans succès. Les rares fois où il parvient à éjaculer, son sperme le dégoûte et il s’essuie, écœuré par ses pensées. En cas de difficultés, il fait tourner toutes les images susceptibles de le faire bander : des gorges profondes, des gifles, des fessées, des levrettes bien profondes, des menottes, des kidnappings simulés. À chaque fois la même histoire, il culbute dans les rêveries, il s’y enfonce et se trouve tout empêtré dans des scénarios dégueulasses et pervers. Et puis il se retrouve à la masse. Déphasé, il a tout oublié de ce que dans la réalité il se passait. Noyé dans une honte poisseuse de laquelle il est incapable de s’extirper. Pour l’instant, Carmen y a échappé. Elle lui fait un peu peur. Et la crainte qu’elle lui inspire le détend.
Joseph va mal. Ni con ni aveugle, il est au courant. Mais il ne voit pas l’ombre d’une amélioration. Il se sent mal partout. Chez lui, avec son père qui boit de la bière dès 16h, qui baise les stagiaires, les copines des stagiaires, les standardistes et même leurs petites sœurs. Avec son père qui dénigre ses collègues et qui juge Joseph digne d’intérêt que lorsqu’il a envie de se vanter. Son père le méprise il le sait. Il s’est résigné et préfère nager dans la médiocrité pour le faire briller. Son père lui adresse aussi quelques mots en partageant deux-trois verres de whisky, quelques fois au milieu de la nuit, après un dîner copieux et arrosé lors duquel le seul but était de parader. Mais Joseph ne se sent pas mieux. C’est pire. L’image de deux alcooliques avec leurs bedaines rebondies dans un grand salon éclairé par une lumière tamisée – le mal de tête n’est jamais loin vous comprenez – pour qui les litres de vin n’ont pas suffi et qui préfèrent rejoindre leurs lits complètement cuits lui donne des frissons. Il aurait mieux fait de filer en pension.
Joseph se sent mal partout. Chez sa mère, qui prend du Xanax et toutes sortes de benzodiazépines ainsi que des hypnotiques dérivés depuis des années, qui l’étouffe par ses demandes incessantes, ses appels quotidiens, ses angoisses dévorantes. Elle l’interroge parfois sur sa vie privée. Elle feint d’être contrariée par son célibat prolongé. En fait elle est ravie qu’il n’ait pas de petite amie. Elle dit « quand est-ce que tu nous présentes quelqu’un ? ». Il ne répond pas. « J’aimerais bien la rencontrer ton amoureuse ». « J’en ai pas ». Elle ne suppose jamais qu’il ait un copain. Sa froideur le frigorifie. Alors elle réplique « J’te comprends, personne ne te mérite. Tu es trop intelligeant pour ces bécassines » Il ricane. Il lui faudrait la tendresse d’une déesse. Il a envie d’un câlin. Mais on ne fait pas de câlin à un glaçon. A peine embrassé, il fond.
Jospeh se sent mal partout. À l’université parce qu’il se sent perpétuellement désajusté, parce qu’il en veut aux autres de s’amuser, parce qu’il se déteste de ne pas pouvoir connecter.
Jospeh se sent mal partout. Tout seul, parce que la solitude n’en a pas fini de le dévorer. Bientôt il ne restera qu’une carcasse desséchée. Il basculera dans le désespoir et dégringolera avant de sombrer pétrifié par la mort. Alors il attend. Il est patient. L’inertie vaut mieux que la mise en jeu de sa vie. L’inertie plutôt que des défis. Il attend que quelque chose se produise. Il attend un événement. N’importe lequel pourvu qu’il survienne.
– Pourquoi tu dis qu’elle est folle Jo ?
– Mon père m’en a d’jà parlé. Il avait fait un entretien avec Eddel et elle était là. Askip elle le lâchait pas d’une semelle. Mon père était avec la stagiaire de l’époque et il paraît que dès qu’elle l’a vue elle a plus voulu bouger. Genre, elle était tellement jalouse qu’elle voulait pas le laisser avec la stagiaire. Alors qu’y avait mon père.
– T’es sûr qu’ça s’est passé comme ça ? Ça a pas trop d’sens. C’est chelou, avoue.
– Bah t’sais y a des gens qui veulent tout surveiller.
– Nan mais nan. Y a pas des gens qui contrôlent pour le kiff de contrôler. Les gens qui sont dans l’hypercontrôle c’est qu’ils sont en panique, ils se sentent pas secure du tout.
– Peut-être mais du coup elle veut tout contrôler de manière irraisonnée.
– Mmmmh…Mais ça veut dire qu’elle se sent en danger avec Eddel, genre il la met pas en confiance quoi. P’t’être qu’il la déjà trompée.
– Eddel c’est un nounours, il est incroyable. Et mon père m’a dit qu’il était hyper fidèle…
– Bon après la fidélité selon ton daron Jo, j’sais pas c’que ça veut dire. C’est quand même lui qui est allé voir ailleurs et qui a dit « non mais on était d’accord avec Isabelle » et de c’que tu nous as dit il était d’accord tout seul.
– (rire) Mon père c’est un salaud. Mais pour le coup, elle elle est folle. Elle lui fait des crises h24. Mon père l’a entendu hurler et pleurer quand il est parti.
– Waaah l’enfer.
– Mais vous êtes sérieux ? C’est tellement sexiste c’que vous dites. C’est une hystérique, c’est ça ? Pourtant son mec est un homme en or, dévoué, gentil, intelligent. Il a pas eu de chance de tomber sur une folle, il méritait une femme douce, effacée, à son service qui dit oui à tout.
– Mais non j’ai pas dit ça…
– Euh… bah si complètement.
– Vous savez quoi ? On les connaît pas, on sait pas, on va pas s’disputer pour ça.
– Non mais j’m’en fous moi d’Eddel et sa meuf. Mais c’est un débat beaucoup plus important. Tu connais l’intime est politique ? Wah j’suis blasée. J’ai même pas envie d’discuter. Vous m’avez fatiguée. Trop la flemme de parler avec des mecs comme vous.
Gabriel c’est celui qui fait le plus le mec. Avec son bonnet sur la tête, sa boucle d’oreille et sa veste, il se la joue hipster. Son père est mort l’année dernière. Infarctus. Un coup de fil pour l’en informer et c’était plié. Depuis tout a dégringolé. Même les murs de la maison se sont effrités. Dans ce fouillis, gît sa sœur Rosalie. 11 ans et sans papa. C’est pas une bricole, il faut s’en occuper. À 18 ans, il n’était pas prêt. Il jouait à LOL, mangeait des cookies à la place du dîner et cachait ses notes quand il avait foiré. Son plus gros souci c’était de connaître les scores du PSG et de gagner ses paris pour bédave tranquille le vendredi. S’occuper d’une enfant, il ne sait pas faire. Alors pour éviter les reproches il dit qu’il s’en fout, que c’est pas son job. À 20 ans on n’est pas là pour babysitter. Dans les faits, il s’arrange pour être rentré pour le dîner et pour faire des repas équilibrés. Pour décompenser, sa mère est partie en free style complet. Elle sort tous les soirs et rentre au milieu de la nuit pour se fait tringler par des mecs déchirés. Gabriel n’a jamais compris où elle les dénichait tous ces paumés. On ne peut pas dire qu’ils soient méchants mais la plupart sont complètement barrés. À part un, au mois de janvier, quelques jours après la nouvelle année, il est rentré dans la chambre de sa sœur et s’est branlé devant la petite fille endormie. Gabriel est arrivé et l’a giflé. L’autre a bafouillé qu’il s’était trompé de porte et a déguerpi sans qu’un mot de plus ne soit dit. De toutes façons, il l’aurait fait sortir à coups de pied si l’autre avait hésité.
Depuis la crémation, Gabriel s’est endurci. Plus de place pour les mièvreries. Des émotions enfouies en série. À la place, humour, sarcasme et agressivité rythment ses journées. Son deuil, il l’a fait en secret. Les mecs savent que son papa n’est plus là. Un jour il leur avait dit. « Moi mon daron il a clamsé ». Légèrement choqués, ils s’étaient figés. Sauf Gaspard qui avait dit « j’suis désolé frère, j’savais pas. Ça fait longtemps ? ». « Un an ». « Tu veux nous en parler ? » « Non t’inquiète y a rien à dire, crise cardiaque, mort direct ». Depuis, le sujet n’a jamais été évoqué. Gabriel ne veut pas de pitié et puis de toutes façons il ne sait pas comment l’aborder. Même avec lui-même, il n’ose pas y penser. Tout est stocké au fin fond de son cerveau, sa mémoire cadenassée, ses souvenirs verrouillés. Sa douleur est ineffable. Des sensations brutes qui se succèdent, s’accumulent et se mélangent, jusqu’à former un amas désordonné qu’il est impossible de démêler. Un bloc que Gabriel essaie de mettre de côté. Au quotidien, il gesticule pour l’enjamber, le déplacer, l’esquiver. Quand c’est trop compliqué, il s’endort. Un sommeil lourd avec l’espoir d’émerger rafraîchi. En prime, un voile épais s’est immiscé : constamment, son esprit est embué, il avance dans un univers embrumé. Ses interactions sont médiées par cette vitre qui floute la réalité. Aucun mot pour traduire ce qu’il ne ressent car il n’en est pas conscient. Ce n’est qu’un fantôme errant subrepticement dans son âme.
– Bon sinon soirée chez oim vendredi,
– Stylé ! Dernière grosse minasse avant les partiels.
– Les inscrustes sont autorisées ?
– Ça dépend, j’me méfie avec toi Gaby. Tu m’dis et on négocie. Par contre tu viens pas avec des potos du judo qui cassent tout.
– En vrai ça m’fait chier, vous avez trop une mauvaise image d’eux maintenant. Ils sont pas comme ça d’habitude. Pierre venait d’se faire larguer, il décompensait. Et l’mélange ça les avait fait vriller. Mais ils sont grave cools. Les blackliste pas pour ça.
– Pourquoi ? Ils avaient fait quoi ?
– Y a Chloé qui t’a posé une question Gaby. Réponds-lui.
– Ah t’étais pas là ? La dernière fois ils avaient un peu merdé, j’reconnais.
– Un peu merdés ? Lol. Dis lui c’qu’ils avaient fait.
– Mais j’sais plus exactement. Ils avaient fouillé dans les affaires de ses sœurs, c’est ça ?
– Pardon ? Fouillé ? Ils avaient sniffé leurs culottes ces gros fous.
– Mais non t’exagère…On dirait des gros camés. Ils avaient pas sniffé, ils cherchaient leurs culottes, c’est vrai et après ça sentait la lessive dont ils avaient reniflé mais c’est tout.
– Déjà ils cherchaient leurs culottes, pardon ? À quel moment c’est normal ça ? Et attends, c’est pas fini. Après ils avaient voulu faire une décla à Eulalie. Mais lourdingues. Elle avait failli se casser.
– Oui ils étaient un peu relous, ils avaient abusé, j’reconnais. Mais ça va c’est pas non plus le drame du siècle.
– Après les keums avaient fait fondre du chocolat et ont rien trouvé de mieux à faire que de tartiner les murs avec pour écrire n’importe quoi. Avec des fautes en plus ! Je t’aime je veux te niquer avec un é.
– Bon ils avaient un peu pété un câble mais tranquille.
– Bah on voit que c’est pas eux qui ont passé tout leur jour férié à nettoyer.
– Vous avez pas demandé ! Fallait nous dire que vous aviez besoin d’un coup de main, on serait restés.
– Mais attends tu vois que l’appart est un carnage, que y a du chocolat partout, que le sol tu peux à peine marcher tellement il est collant, tu crois quoi ? que ça va devenir nickel par magie ?
N’hésitez pas à lire le chapitre précédent portant entre autres sur le sexisme ordinaire ou les précédents dans lesquels vous apprenez à découvrir chacun des personnages…
Si vous êtes affecté.e par le sexisme ordinaire n’hésitez pas à réserver une consultation pour vous en parler et vous apaiser 🙂