– Youhou Carmie. La meuf est tellement absorbée qu’elle dit même pas bonjour.
– Mdr pardon, j’avais pas vu Clarinette.
– T’écris à Hugo ?
– Nan même pas, j’suis sur l’Insta d’ma sœur. Juste téma ses photos c’est un peu abusé en vrai.
– Montre ! Ah ouais, le p’tit maillot, casquette.
– Ah mais t’inquiète celle-là c’est pas la pire. Regarde celle-ci, au p’tit dej de l’hôtel.
– Mais elle a un chien ? C’est quoi cette tof d’elle avec un spitz allemand ?
– What the fuck ? Montre. Whaaaat ? Omg les photos…Jpp. Comment tu connais la race du chien ? J’savais pas qu’t’aimais les chiens.
– Non pas spécialement, mais le mec de ma sœur est fan de chien, il s’y connaît vachement, et il nous a déjà montré des photos. Il vend des chiens, ‘fin bref. Il met en contact des vendeurs et des acheteurs.
– Non mais attends c’est quoi cette tof ? No limit.
– Mdr ta sœur c’est une star.
– Pfff… Bon… bref balec. Tu commences pas à midi aujourd’hui ?
– Si, mais on a un exposé avec Chloé, on est à la BU. J’viens juste me prendre un café, j’suis décalquée, j’m’endors devant mon ordi. J’ai dormi chez Gaby. Et on a pas trop dormi.
– Mdr mais ça s’accélère dis donc. T’y étais pas déjà lundi ?
– Si…Mais c’est vraiment chill. Y a pas sa daronne en c’moment, il est qu’avec sa sœur du coup il doit rentrer tôt pour la faire dîner. Et il peut pas trop trop sortir le soir, ‘fin sinon faut qu’il d’mande aux voisins et il peut pas l’faire tout l’temps.
– Mmmh…T’as vu mon message ? Vendredi soirée chez moi.
– Mais non ?! J’ai pas vu !! Trop trop cool ! Ca fait longtemps qu’on a pas fait un truc tous ensemble. Génial. En plus j’avoue que j’galérais pour avoir des places pour le drag show.
– Pardon, je vais vous prendre un allongé. Sans sucre.
– Moi aussi s’il vous plaît.
– Et moi un pain suisse.
– Me tente pas ! J’essaie d’éviter les sucreries, j’ai un peu pris j’crois.
– T’as pris du cul ? Un boule galbé, sexy, Gaby il va kiffer.
– Non plus des cuisses…J’ai des gros jambonneaux. Moins sexy. J’me chauffe pour aller à la salle avec vous demain soir. Faut qu’j’me muscle un peu.
– C’est vrai ? Nice, j’vais t’montrer toutes les machines. Et après on a notre rituel sushis.
– (rires) Tu sais comment me parler toi. J’espère que j’vais pas trop souffrir parce que le sport et moi ça fait deux.
– J’vais fumer une clope moi. J’vous rejoins.
– Ok ça marche ! Moi j’vais retourner à la BU bientôt, y a Chloé qui m’attend.
– J’vais aller à la BU aussi, j’ai cours à 14h. Et j’ai des fiches en retard en droit constit’.
– Nickel. Manon tu veux v’nir avec nous ?
– Non merci, j’bosse cet aprem, j’commence à 13h aujourd’hui. Et j’vais y aller avant pour récup mon menu.
– Ouais… surtout y a Mehdi qui vient dej avec vous non ?
– Aussi. (rires).
– C’est qui Mehdi ?
– Son crush.
– Laisse tomber.
Clarisse a la pression pour assurer. Ses parents et sa grande sœur sont des modèles exemplaires auxquels elle ne cesse de se comparer. Elle craint quant à elle de sombrer dans la médiocrité. Entre son père chef de service à la clinique Ambroise Paré, sa mère avocate dans un grand cabinet et sa sœur qui a décroché un premier job au ministère de la Culture après de brillantes études, l’échec n’est pas une possibilité.
Même côté vie privée, elle est dépassée. Ses parents sont mariés depuis une trentaine d’années et sa sœur est maquée depuis 10 ans avec un batteur qui vient des quartiers et qui n’a pas encore percé. Ça, Clarisse, ça l’a toujours impressionnée. Sa sœur l’a rencontré à Saint-Tropez alors qu’elle festoyait la fin du bac avec sa bande de potes du lycée. Lui taffait dans un bar dans lequel il pouvait jouer un soir par semaine. Lui taffait dans un bar et avait négocié de jouer un soir par semaine. Parfois deux si le boss était sympa. Surtout quand il avait convaincu les clients de commander le duo d’agneau de lait des Alpilles et les minis babas imbibés au rhum agricole, le menu le plus cher de la carte qui permet d’engranger le plus de profits. Quelques additions salées et il réussissait toujours à grapiller des créneaux pour jouer. Il avait rencontré Céleste un jeudi soir, à la pause, pendant qu’il avalait un immense verre d’eau. Il faisait chaud. Il transpirait. Elle l’avait charrié. « Tu bois pas ? », « Non », « T’es un ancien alcoolique ? », « Euh non, je bois jamais quand j’suis en service. Tu bois toi avant la fac ? », « Non », « Bah c’est pareil pour moi, c’est mon taff, j’picole pas pendant que j’taffe », « Tu finis à quelle heure ? », « Minuit ce soir », « Tu bois une pinte avec moi après alors ? », « Oui si tu veux », « Parfait, j’repasserai tout à l’heure ».
Après huit ans au conservatoire, la musique, elle s’y connaissait. Sur la plage, Céleste l’avait fait parler. Elle lui avait raconté sa famille, ses vacances, sa vie à Paris. Puis, elle l’avait raccompagné au bungalow qu’il partageait. Clément n’avait pas osé la toucher. Son parfum, ses gestes, sa voix, tout l’impressionnait. Sa bourgeoisie le fascinait et le statufiait. Elle s’était allongée sur le lit et avec son pied avait commencé à le caresser. Il ne bougeait pas. Ne respirait pas. Elle a accéléré puis elle s’est rapprochée et a glissé sa main dans son caleçon pour avoir plus d’habileté. Il haletait mais essayait de rester discret. Délicatement il s’est redressé pour lui demander s’il pouvait la l’embrasser. Elle a rigolé. Dénudée, elle a pris sa main pour que son sein droit soit agrippé. Elle lui a demandé de la lécher. Il s’est exécuté. Maladroit. Pas un franc succès. Ça l’a chatouillée. C’était trop lent, trop mou. Elle a deviné qu’il ne l’avait jamais fait. Plus tard, il lui a avoué qu’aucune fille ne lui avait frontalement proposé. Ce qui l’arrangeait. Il était persuadé que ça le dégoûterait. Mais Céleste avait un corps somptueux, un corps lisse, un corps doux, un corps fin. Un corps de bourge. Et la richesse sentait plus fort que l’odeur de sexe qui le répugnait. L’écœurement avait laissé place à un appétit insatiable. Il avait envie de la dévorer.
Céleste avait appris que les mecs raffolaient des femmes qui s’assumaient. Il fallait oser. Gémir fort. Surtout ne pas paraître empotée. Elle lui avait léché les doigts, lui avait sucé les boules et avait fini par le chevaucher. Peut-être un peu trop. Clément était stupéfait et n’avait pas dormi, ébahi.
Lui habitait à Torcy l’année. À la fin de l’été, leur relation ne s’est pas arrêtée. Clément était hyper fier de prouver à ses potes qu’il sortait avec une Parisienne des beaux-quartiers. Céleste était en prépa et n’avait pas le temps de dater. Les câlins devant des séries débiles le samedi soir lui convenaient. De quoi souffler un peu sans se fatiguer. Puis à force de Netflix, de 69, de pancakes au miel infâmes, de sons écoutés, de concerts planifiés, de crises de larmes après des colles ratées, de vacances à se dorloter dans la maison à Saint-Tropez, ils s’étaient vraiment attachés. Ils avaient grandi ensemble, s’étaient confiés. La relation a continué et continué. Quand Céleste a intégré HEC, ils étaient amoureux et c’était trop tard pour arrêter. Même quand Clément a déprimé et qu’il pouvait à peine se lever, la relation a perduré.
Clarisse, elle, a choisi l’université et n’est jamais restée en couple plus de six mois d’affilée. Elle se dit qu’elle manque de maturité. Générique, sans incongruité, sans intérêt. Elle a vu comment sa sœur avait trimé à Saint-Louis et elle n’a pas eu envie de dire adieu aux cafés-crèmes à 15h avec ses amies, aux soirées, ramollie, à rester tard, les yeux bouffis, devant l’ordi, aux boîtes de nuit, bref à sa vie. Elle dit qu’elle veut être journaliste. Quand elle en parle, son avenir paraît tout tracé. Pourtant, elle ne pense jamais à ce que ça signifie dans le concret. Tout semble bien ficelé tant qu’elle ne fait qu’effleurer le sujet. Mais la vérité c’est qu’il est impossible pour elle de se projeter. Pour l’instant tout ça n’est qu’un projet vague, rassurant car il a le mérite d’exister mais et, surtout, parce qu’il demeure abstrait.
– J’ai l’impression qu’elle m’aime pas Manon.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Bah dès qu’j’suis là elle se casse. Avoue qu’c’est chelou quand même.
– Non franchement j’pense pas. Elle taffe, elle pouvait pas rester.
– Ouais ouais. Mais même. C’est pas la première fois, dès qu’j’viens t’parler elle se barre.
– T’es sûre ? J’ai pas remarqué moi.
– J’te jure meuf, j’suis pas parano. J’en ai déjà parlé avec Nina et elle est d’accord.
– Mmmh mais toi tu l’aimes bien ? T’as pas l’air non plus de grave la kiffer.
– Pas de ouf, c’est vrai. J’sais pas elle est trop énervée comme meuf, j’aime pas trop. Genre on peut pas de discuter. Si on est pas d’accord, direct elle attaque. C’est chiant. Et puis j’sais pas j’ai toujours l’impression qu’elle me juge. En mode j’dis des trucs de bébés. Elle est au-dessus d’ça.
– Moi ça m’choque pas mais c’est vrai qu’j’suis habituée. Quand j’suis chez mes grands-parents c’est vraiment tout l’monde gueule.
– Ah ouais ? Mdr. Lesquels ?
– Côté d’ma mère. Chez mon daron c’est pas l’même délire.
– Comment ça ? Bah ils sont méga thunés depuis des générations donc mon reup il a une éducation de bourge, il parle comme un bourge, et en plus il a que des potes bourges. Bref.
– Ça doit être le choc quand ils s’voient tes grands-parents des deux côtés.
– Ils s’voient jamais t’es folle. Déjà qu’ils ont du mal à accepter ma mère alors imagine les papy-mamy d’Corbeille-Essonne. T’façon même moi j’les vois quasi pas.
– Tu les aimes pas ?
– Bah j’les connais pas bien en fait. Mon père les aime pas. Et même ma mère elle aime bof y aller. J’pense qu’elle avait qu’une envie c’était de se casser d’son milieu. Elle a grave honte donc quand on y va elle est méga tendue. Mon père trouve que c’est tous des ploucs.
Clarisse est perplexe. Déboussolée. Tous les matins à se réveiller avec France Culture, tous les soirs à écouter son père résumer Libé, toutes les manifs auxquelles sa mère l’a traînée. L’intégrale de Bourdieu sur la troisième étagère et pourtant elle reste sidérée. Elle sent une petite gêne s’immiscer.