Je vais vous raconter l’histoire d’une soirée. Une soirée étudiante. Une soirée ordinaire. Une soirée comme il y en a de nombreuses autres organisées le vendredi ou le samedi, en l’absence des parents, dans des appartements vides et réaménagés pour s’enjailler. Les canapés poussés, la télé et les œuvres d’art déplacées pour éviter de détruire l’héritage familial et la confiance difficilement gagnée permettant de rester seul un week-end entier. Une soirée pour s’étourdir et décompresser, pour rire et s’amuser, pour grandir et profiter puis pour rajeunir avant de renoncer aux années de jeunesse désormais périmées et prendre le risque de se lancer dans la vie pour de vrai. Une soirée sans particularité, sans spécificité, qui pourrait se confondre avec tant d’autres.
Une soirée avec des apprentis DJ, des sons pour danser, des litres d’alcool, de la beuh, un peu de coke et de la MD. Une soirée avec des chambres privatisées pour baiser, des portes qui ne peuvent pas se verrouiller, des barricades improvisées à base de commodes, d’armoires et de chaises empilées. Une soirée sans intimité, où tout le monde voit tout, entend tout, sait tout. Une soirée où c’est habituel de filmer les mecs en train de dégueuler parce que le huitième cocktail les a fait déborder ; de prendre en live les meufs en train de pleurer parce que leur crush les a rembarrées et qu’elles se sentent abandonnées, nulles et indignes d’être aimées ; de regarder par les trous de serrure quand les portes sont fermées pour pouvoir informer de ce qui est en train de se tramer. Elle en soutif, lui en caleçon, elle à genoux, lui debout. Une soirée avec des bières renversées, des sols collants, des éviers bouchés.
J’ai décidé de m’attarder sur cette soirée ordinaire, commune et routinière car derrière son apparente banalité, se cache une multitude d’aspérités. Des vies bouleversées à jamais, des vies enjolivées, des vies abîmées et même, parfois, des vies brisées.
Juin 2024. Carmen, Chloé, Clarisse, Garance, Manon et Nina, sont étudiantes en L1 de Sciences politiques à Paris Sorbonne Université. Elles se connaissent toutes. Aucune ne vient du même lycée. Elles se sont rencontrées à la rentrée ou un peu après. Elles suivent les mêmes cours d’amphi et même certains TD. Elles sont amies, confidentes, copines, partenaires de débauches ou connaissances plus éloignées.
18 ans. Toutes sont encore chez leurs parents. Elles sont très différentes, chacune ayant ses propres singularités, son passé, son parcours plus ou moins heurté, ses blessures, ses espoirs, ses projets. Elles sont très différentes mais elles partagent aussi de nombreux points communs : des goûts, des amitiés, des loops de pensées, des souffrances, des fragilités. Parce qu’elles sont toutes étudiantes au même moment, au même endroit ; parce qu’elles ont le même quotidien, les mêmes connaissances et les mêmes lubies.
L’année va bientôt s’achever. À quelques semaines des examens, Carmen organise une dernière grosse soirée avant de se plonger dans les manuels pour réviser. Toute la promo est invitée. Il y aura Gabriel, Gaspard, Gaétan et Joseph, le groupe de mecs avec lequel les filles ont sympathisé. Il y aura aussi Louis, Eulalie, Lola, Lucile, Capucine, Mehdi et d’autres encore qui ne feront que passer, sur lesquels on ne s’attardera pas car leur soirée à eux ce n’est pas celle-là. On pourrait aussi la raconter, leur soirée à eux. Mais on ne le fera pas. D’ailleurs ce ne serait pas nécessairement une soirée qu’il faudrait raconter pour comprendre leur histoire et entrer dans leur intimité. Peut-être un date dans un café qui a tout changé, un exposé raté duquel ils sont sortis humiliés, un voyage au mois de juillet qui les a marqué.
Pour nos protagonistes, la certitude que c’est cette soirée qu’il faut raconter. Pourquoi ? Ils ne le savent pas. Pas encore. Certains ne comprendront jamais. D’autres passeront des nuits à se repasser son déroulé dans le moindre détail, à la minute près. Ils feront le récit de leur parcours centré sur cette soirée, comme si tout l’annonçait puis tout en résultait. Quoi qu’il en soit c’est bien cette soirée qu’il faut rapporter. Vous verrez. Vous comprendrez.
Pour les uns, les vestiges de la soirée sont collants, gluants, difficiles à manipuler et à appréhender. Dans leur esprit, un flash resurgit de façon répétée et inopinée. Parfois, il disparaît derrière un flot dynamique de pensées qui parvient, momentanément, à le masquer. Mais il réapparaît, toujours plus imposant, plus terrifiant, assommant tout. Il façonne les rêves et les cauchemars. Depuis, c’est un enchaînement de jours sans temporalité. Les repères calendaires s’effritent. Une journée paraît parfois durer une éternité, une semaine est vécue comme une seconde, les mois filent. Tout se confond. La vie devient une bataille et la lutte est sans répit.
Pour les autres, la soirée est un vague souvenir qui se liquéfie et qui se confond déjà avec d’autres, avant de couler, laissant s’échapper des images floues, confuses mais joyeuses préparant leur mémoire réenchantée de ce que fut autrefois leur jeunesse amochée.
C’est le récit de cette soirée que je vais vous relater. Les moments qui l’ont précédée, son déroulé et ce qui a suivi pour les personnes concernées. Non. Pas le récit. Les récits. Car il n’y en a pas une de soirée. Mais dix. Dix soirées.