Chapitre 1 – Décompresser du stress accumulé

– Putain j’ai eu 6 j’vais jamais valider, ça m’fais chier.

– T’inquiète meuf ça c’est le contrôle continu, le plus important c’est l’exam.

– Bah j’sais pas honnêtement c’est chaud, faudrait qu’j’cartonne au partiel et j’ai jamais eu la moyenne. Mais aussi j’comprends rien à c’cours. Genre les questions elles sont teubées. T’sais la question où il demandait c’qui pouvait expliquer que la meuf de l’extrait elle vote RN alors que l’autre vote LFI bah j’sais pas oim, j’suis pas dans leur tête, wesh. C’est personnel, c’est leurs croyances, ça s’explique pas. C’est comme les crush, pourquoi mon crush c’est Mehdi ? Bah faut pas chercher, on décide pas, c’est comme ça. Y a pas d’raison, ou alors c’est les hormones, les…j’ai oublié l’nom mais bref.

– Les phéromones ?

– Ouais voilà. Mais on est pas en biologie, on est en socio putain.

– Tu m’fais trop rire meuf. J’pense l’idée c’est de dire que si toi t’es écolo et que tu crushes sur Mehdi c’est pas un hasard, mais que y a des trucs qui l’expliquent genre ta famille, tes potes, ce que t’as lu.

– En vrai c’est badant. Genre c’est hyper rationnel, limite robotique.

– Ouais mais si tu comprends d’où ça vient, t’as une chance de l’changer. T’façon t’auras qu’à faire semblant pour valider.

Smart. En parlant de crush qui s’explique, t’sais que le nouveau crush de Brian c’est Kenza ? La go elle ressemble trop à son ex, téma, c’est bresom.

– Ah bah tu vois ça s’explique.

– Ouais mais j’vais pas dire à madame Tuille que la meuf elle vote LFI parce qu’elle a vu sur Insta que son crush est in love de Mélenchon.

Manon, c’est la banlieusarde débarquée à Paris qui a grandi avec sa mère et des beaux-pères en série. Elle ne sait plus combien. C’était un défilé et ça a fini par la faire marrer. De toute façon, la plupart du temps ils l’ignoraient. Affalés sur le canapé devant la télé, enfermés dans la chambre de sa mère en train de baiser, ou bien calés dans la cuisine pour vider les stocks du petit-déjeuner sans se préoccuper de ce qu’il resterait l’orgie terminée. Une fois, Manon s’est impatientée. Elle passait le bac blanc et s’était retrouvée franchement déconcentrée tellement elle était affamée. « Ta mère est au régime, elle mange pas le matin…et toi ça te ferait pas d’mal de faire pareil, t’as d’la cellulite qui commence à s’agglutiner. » Ulcérée. Claquement de porte. Et un « pauvre con » exaspéré. Depuis, Manon a abandonné. Elle vit en autonomie, et attend avec impatience d’avoir un CDI pour se barrer prendre un studio. Avec sa mère, les relations sont apaisées. Elle sait qu’elle aurait pu avorter. À 20 ans, c’était pas l’heure d’avoir un bébé. Encore moins avec un plan cul, quand bien même il était régulier. Un vendredi elle lui a offert un tee-shirt « Le meilleur des papas ». Il a pris ses valises et il a déguerpi. Mais elle l’a gardée. Au début, c’était l’idée de voir son ventre s’arrondir qui lui plaisait. La grossesse, elle a adoré. Par contre après ça s’est gâté. Toute seule, elle avait du mal à gérer. Mais elle l’a élevée. Alors bien sûr, il y a eu quelques ratés. Parfois elle avait envie de tout envoyer valdinguer. Il y a eu les soirées bols de bonbons devant des dessins animés quand elle était déprimée, les samedis soirs où elle rentrait déchirée et dégueulait sur le parquet, les dimanches passés avachie sur son lit. « Tais toi. Mon crâne va exploser ». À 10 ans, il fallait aussi savoir consoler parce que sa mère morflait avec les hommes. Ça peut paraître une enfance compliquée, mais Manon n’en a jamais été désolée. Elle en tire même une forme de fierté.

– Va falloir qu’j’charbonne là. J’suis fatiguée d’avance. Mais trop la flemme de retaper. Déjà qu’j’en ai ma claque.

– D’la fac ?

– Ouais grave d’la fac, des cours, des profs, cimer les profs qu’on a s’te plaît, tous des cas soc’. Trop hâte d’avoir juste un taf avec des heures normale et d’rentrer chez oim après. Là j’ai les cours plus le taf. J’ai pas de temps pour chiller. Même le soir j’m’endors d’vant Netflix, tellement j’suis explosée. J’ai hâte d’être plus pépère tsais. Posée oklm. Avec mon mec, mes gosses. J’ai trop envie d’avoir des enfants jeune en plus. Ma cousine elle est enceinte là, c’est tellement l’kiff. Après elle est esthéticienne, tondre des meufs toute la journée c’est pas ma came mais chacun son truc.

– Les poils ça te dégoûtent ? Esthéticienne j’trouve ça pas mal.

– Ah nan pas du tout, le pire c’est pas les poils, c’est les meufs. T’as d’jà été une journée chez l’esthéticienne ?

– Une journée non. Mais j’ai déjà été chez l’esthéticienne pour me faire épiler.

– Ah mais c’est pas pareil. Crois moi c’est l’enfer. Que des meufs qui jugent. C’est que des commères. Ragots à gogo. Ça fait péter les plombs.

– Mmmh… Pas ouf. On est pas si mal au final…

– Non mais ça c’est le pire job, mais y a d’autres trucs. Et entre écouter des ragots toute la journée ou écouter des vieux mecs de 25 ans se la péter, dans leurs costumes trois pièces, qui en peuvent plus de leur mini pouvoir j’sais pas c’que j’préfère.

– Ouais…Mais la fac t’as quand même plein de temps avec tes potes. Toi aussi c’est intense avec ton job salarié en même temps. J’avoue moi j’me mets bien avec que la fac. J’vois plus ça comme le moment de profiter à fond. Après t’as pleins d’responsabilités, et au début dans ton taff tu t’fais défoncer j’ai l’impression. J’vois mes darons au début ils charbonnaient de ouf. Même ma sœur dans ses stages elle se fait d’jà défoncer. Son boss c’est un taré. Même ses collègues c’est des tarés. Y bossent h24. Elle reçoit des mails la nuit. Genre quand elle s’réveille elle a d’jà 30 mails t’sais. Même le week-end.

– Ça dépend du taff aussi. Moi j’veux pas passer ma vie à bosser, clairement.

– Non mais moi non plus, quel enfer. Les gens qui bossent de 8h à 22h, c’est des no life. J’vois avec les amis d’mes parents, à 40 ans, ils étaient tous grave déprimés et aujourd’hui y en a la moitié qui ont divorcé, et l’autre moitié c’était burn-out et maintenant ils élèvent des chèvres dans l’Périgord. J’exagère, mais ils sont d’venus coach, thérapeutes, prof de tai chi et ils ont déménagé d’Paris.

– Ah ouais ça c’est l’option bobo, encore ça va. Chez moi c’est à 40 ans t’as l’dos défoncé, t’as pris 30 kg et t’as masse de problèmes de santé.

– Wow oui c’est vrai…J’me plains mais c’est vrai qu’ils sont hyper privilégiés de pouvoir changer d’vie comme ça.

– Non mais après c’est une vie d’merde aussi hein. C’est pas un concours en plus. Comment on dit ? C’est choisir entre la peste et le choléra : le fauteuil roulant ou l’HP…Mais y a d’autres taffs. La mairie c’est tranquille par exemple, ma marraine elle fait ça. Tu fais 9h-17h et tu t’barres. Ça va ça, après t’as l’temps de chiller, de voir tes potes, de faire c’que tu veux. La fonction publique c’est un bon plan.

Carmen, c’est la parisienne du 17ème bien intégrée, qui a un emploi du temps ultra chargé entre ses potes du lycée, ses séances fitness les jours pairs, et ses nouvelles sociabilités à l’université. t le dimanche soir, le repas de famille c’est sacré. Pour cohabiter sans être des étrangers. Une grande gueule depuis qu’elle est née. Carmen ne se laisse pas marcher sur les pieds. Elle a très vite compris que personne ne l’attendait. Son frère et sa sœur n’étaient pas prêts à céder quoi que ce soit à ce nouveau bébé dont ils se seraient bien passés. Sept ans à se partager à deux les parents et à avoir une salle de jeu rien que pour eux. Quand le bébé est arrivé ça les a juste fait chier. Des pleurs, l’attention des adultes accaparée… Les premières années, Carmen a été ostracisée par ses aînés. Elle a vite investi la cour de récré. Mais elle a compris que, dans la vie, si on veut quelque chose, on le prend sinon on perd son temps. C’est comme ça qu’elle s’est mise à chourer les deux sot-l’y- laisse avant que le poulet ne soit servi. Dans la cuisine, elle se précipitait et, pendant que sa mère avait le dos tourné, boulotait les morceaux moelleux à la dérobée. Pour les conséquences, on verrait après. Depuis, elle gueule dès qu’elle perçoit une injustice. Petite, elle se battait pour avoir le droit de jouer à l’épervier. Et si les mecs refusaient, elle s’asseyait au milieu et attendait jusqu’au scandale. Plus grande, elle avait des protégés qu’elle défendait. Aujourd’hui elle s’est calmée parce qu’il faut faire preuve de maturité. Mais cet air assuré ne l’a pas quittée bien qu’elle tremble à l’idée de se faire juger et de ne pas être aimée. Elle-même se déteste et cherche à compenser les critiques acerbes qu’elle ne cesse de s’infliger. En cinquième, elle a commencé à dater. Début troisième, les prélis avant de vraiment « coucher » la veille de l’entrée en seconde – comprenez se faire pénétrer le vagin par un pénis. Ensuite, les mecs, elle les a enchainés. Au lycée, elle était très stylée. Pas une gamine et ça se savait. L’étiquette de la pute lui pendait tout de même au nez.

– Mes darons ils sont partis en vacances là avec ma reuss et mon reuf. J’ai l’appart pour moi à partir de vendredi. S’tu veux, j’fais une dernière grosse soirée avant les partiels.

– Grave chaud en vrai ! J’finis pas trop tard en plus, j’ai pas l’dernier service ce vendredi. Donc nickel.

-Bon allez go, j’vais envoyer un message aux meufs, Clarisse avait p’être un plan pour un drag show, avant qu’elle résa.

-Tu vas inviter qui ?

– Franchement j’ai pas envie d’me prendre la tête avec ça, l’appart il est grand donc j’pense la promo, à part les cas soc’. T’façons ils viendront jamais. J’vais envoyer un message sur l’groupe Whatsapp. Et après mes potes du lycée.

– Carré. Invite Mehdi s’te plaît s’te plaît.

– T’es extrême meuf, j’le connais ap ce keum. Invite le toi parce que j’lui ai jamais parlé, limite j’sais pas à quoi il ressemble t’sais, tu m’as juste montré des photos viteuf. Et lui il sait même pas qui j’suis, donc juste trop chelou. Tu lui dis que t’as une soirée qui accepte les incrustes. Par contre, j’veux pas qu’il ramène toute la cité hein. Lui et ses potes après j’ai peur que ça dégénère.

– Ouais t’inquiète j’vais pas inviter tout le 93 non plus. Bon, tu fais quoi là ? T’es chaude on va prendre un café ? J’suis dead.

– Grave, j’ai la dalle moi.

– Mais t’sais Mehdi c’est vraiment un mec stylé. Il a fait grave des trucs. Il a trop des sujets d’conversation. Parce que lui il a pas fait bac genre, il était au CFA, en alternance et du coup il a économisé et tout. Et après il a eu des problèmes familiaux, assez véner, ça il dit pas mais j’l’ai appris. Mais bref, du jour au lendemain, il est parti faire le tour du monde avec ses économies. Comme ça. Un jour il s’est dit c’est bon faut qu’j’bouge un peu, faut qu’j’vois autre chose. Et il m’a dit « j’suis parti avec mon sac à dos c’est tout ». Il est allé en Inde, il est allé partout t’sais, au Sénégal, au Chili. Il connaît toutes les cultures maintenant, c’est ouf.

Carmen sourit. Elle aussi aimerait bien faire de l’anthropologie. Elle s’est prise de passion pour la sociologie depuis la rentrée et sa rencontre avec Clarisse, sa première pote qui se revendiquait ostensiblement féministe. Dans le premier amphi. Entre elles, instantanément ça matché et elles ne se sont plus quittées. Clarisse habite dans le Marais, elle a deux sœurs et des parents bobos et friqués. Sa mère est féministe et Clarisse super informée sur le sujet. Elle était encore en couche qu’elle baignait déjà dans l’idée qu’il fallait combattre le sexisme rampant. Au-dessus de son berceau, des photos Simone de Beauvoir et de Virginia Woolf. Les premières semaines à la fac ont comme été un conte de fée. Clarisse l’a embarquée dans le monde de Virginie Despentes, bell kooks et Mona Chollet. Elle a tout dévoré. Savoir que ce qu’elle ressentait était partagé par d’autres meufs qu’elle admirait, ça l’a beaucoup rassurée. Et déculpabilisée. Si elle chauffe les mecs, ce n’est pas une allumeuse ou une vicieuse, juste une dépanneuse. Dans le système patriarcal tout amoché, il faut bien survivre. Alors on fait comme on peut. Toutes ces normes genrées à déconstruire, ça ouvrait tellement de perspectives. Avachie sur son lit un samedi de pluie, elle avait le sentiment d’avoir soudain mieux compris. Coup de foudre pour sociologie. Elle s’est dit « c’est la folie, ça change la vie ! ».

– Tu crois qu’j’envoie un message à Mehdi ? Pour lui proposer pour vendredi ?

– Vous vous parlez par messages pour l’instant ?

– Nan pas de ouf, c’est ça qui m’saoule. Jérem m’a ajouté à un groupe Whatsapp parce qu’une fois j’devais les rejoindre à une soirée. Mehdi est dedans. On parle là-dessus mais pas nous deux quoi. Et après on s’est d’jà envoyé quelques MP. Genre j’lui avais envoyé ce réel parce qu’sa sœur avait commencé à suivre une meuf qui fait du yoga, et t’sais tellement ridicule cette nouvelle tendance, en mode bien-être healthy, les meufs elles sont toutes anorexiques, bref. Il avait juste rep « mdr jpp » et un gif de cochon pendu parce qu’elle fait toujours un truc la tête en bas.

-Chien tête en bas ?

-Hein ? Ah ouais p’t’être. Après j’lui avais envoyé un son qu’j’aimais bien. Il s’était foutu d’ma gueule en mode c’est un truc de zoulette. Là il m’avait renvoyé des sons.
-Bah justement ça peut carrément être l’occas’ meuf. Genre un p’tit message tout simple, chill en mode « y a ma pote qui fait une soirée vendredi soir, viens ça va être sympa »

– Tu crois ? J’veux pas passer pour une chaudasse. J’veux qu’y fasse le first move.

– Mais nan en vrai on s’en bat les couilles de ça, c’est un truc macho.
-Mmmh moi j’aime bien qu’le mec il galère un peu pour m’avoir. J’sais pas, moi ça m’fait kiffer. Juste pour l’égo t’sais…

Dans la promo, Carmen est sa préférée. Globalement, Manon trouve les parisiens beaucoup trop bourges et maniérés. Carmen est blindée mais elle n’est pas snob. Facile avec elle de ne pas se prendre au sérieux. Elles se tapent de gros délires, presque aussi drôles que ceux qu’elle avait avec ses copines de Bagneux. Avec les autres, c’est plus compliqué. Elle aime bien Chloé mais c’est pas toujours facile de trouver des occasions de discuter. Clarisse et Nina, c’est pas sa tasse de thé. Elles font trop leur princesse, ça l’a vite saoulée. Quand elle a eu sciences politiques sur Parcours Sup, c’était un pur hasard. Mais comme Manon ne savait pas quoi faire de sa vie elle s’est dit Youpi je serai à Paris. Et c’est vrai que cette année ça a été un peu le paradis. Au Macdo où elle travaille elle a rencontré la bande à Jeremy. Elle a fait avec eux toutes sortes de conneries. Elle a eu cinq crush en une année, le premier c’était un ancien mec du lycée plus âgé et ceux d’après des rencontres dans des bars ou en soirées. Mais en ce moment son turbo crush c’est Mehdi, qui habite dans la même cité que Jeremy. Il a 22 ans et, selon Manon, c’est trop un BG. Il est tismé, un petit nez et les yeux clairs. Manon a toujours eu un kiff pour les rebeus aux yeux bleus. En plus, il a un scoot, toujours de la beuh et il écoute du rap egotrip et politique. Malgré sa vie, elle a toujours peur de passer pour une gamine. Lui a déjà vécu des trucs deep. Son frère est mort tué dans une rixe. Elle le sait parce que c’est un drame du quartier mais lui n’en parle jamais. Il paraît qu’il s’est beaucoup refermé après. Pendant quelques temps, il a sombré. Déprimé. Elle l’a connu après, quand ça allait mieux. Mais elle sait que tout ça n’est pas terminé. Il est bien déglingué. Derrière ses airs de quéqué, elle sent sa fragilité. Elle a tellement envie de lui redonner de l’énergie. Grâce à elle, il sera guéri.